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dans tous ces honneurs, que celui à qui on les rend. Pleu-. rez donc sur ces faibles restes de la vie humaine, pleurez sur cette triste immortalité que nous donnons aux héros.

Mais approchez en particulier, ô vous qui courez avec 5 tant d'ardeur dans la carrière de la gloire, âmes guerrières et intrépides. Quel autre fut plus digne de vous commander? mais dans quel autre avez-vous trouvé le commandement plus honnête? Pleurez donc ce grand capitaine, et dites en gémissant: Voilà celui qui nous menait dans les 10 hasards; sous lui se sont formés tant de renommés capitaines, que ses exemples ont élevés aux premiers honneurs de la guerre : son ombre eût pu encore gagner des batailles; et voilà que dans son silence son nom même nous anime, et ensemble il nous avertit que pour trouver à la mort 15 quelque reste de nos travaux, et n'arriver pas sans ressource à notre éternelle demeure, avec le roi de la terre il faut encore servir le roi du ciel. Servez donc ce roi immortel et si plein de miséricorde, qui vous comptera un soupir et un verre d'eau 1 donnés en son nom, plus que tous les autres 20 ne feront jamais tout votre sang répandu; et commencez à compter le temps de vos utiles services du jour que vous vous serez donnés à un maître si bienfaisant.

Et vous, ne viendrez-vous pas à ce triste monument, vous, dis-je, qu'il a bien voulu mettre au rang de ses amis? Tous 25 ensemble, en quelque degré de sa confiance qu'il vous ait

reçus, environnez ce tombeau; versez des larmes avec des prières, et admirant dans un si grand prince une amitié si commode et un commerce si doux, conservez le souvenir d'un héros dont la bonté avait égalé le courage. Ainsi 30 puisse-t-il toujours vous être un cher entretien; ainsi puissiez-vous profiter de ses vertus: et que sa mort, que vous déplorez, vous serve à la fois de consolation et d'exemple!

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Pour moi, s'il m'est permis, après tous les autres, de venir rendre les derniers devoirs à ce tombeau, ô prince, le digne sujet de nos louanges et de nos regrets, vous vivrez éternellement dans ma mémoire: votre image y sera tracée, non point avec cette audace qui promettait la victoire, —non, 5 je ne veux rien voir en vous de ce que la mort y efface. Vous aurez dans cette image des traits immortels : je vous y verrai tel que vous étiez à ce dernier jour, sous la main de Dieu, lorsque sa gloire sembla commencer à vous apparaître. C'est là que je vous verrai plus triomphant qu'à Fribourg et 10 à Rocroy; et ravi d'un si beau triomphe, je dirai en actions de grâces ces belles paroles du bien-aimé disciple: Et hæc est victoria quæ vincit mundum, fides nostra: «La véritable victoire, celle qui met sous nos pieds le monde entier, c'est notre foi.» Jouissez, prince, de cette victoire, jouissez-en 15 éternellement par l'immortelle vertu de ce sacrifice.2 Agréez ces derniers efforts d'une voix qui vous fut connue. mettrez fin 3 à tous ces discours. Au lieu de déplorer la mort des autres, grand prince, dorénavant je veux apprendre de vous à rendre la mienne sainte heureux si, 20 averti par ces cheveux blancs du compte que je dois rendre de mon administration, je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie les restes d'une voix qui tombe et d'une ardeur qui s'éteint.

Vous

CHAPTER V.- LA BRUYÈRE

LES CARACTÈRES OU LES MŒURS DE CE SIÈCLE

Admonere voluimus, non mordere; prodesse, non laedere; consulere moribus hominum, non officere.— ÉRASME.1

Je rends au public ce qu'il m'a prêté; j'ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage : il est juste que l'ayant achevé avec toute l'attention pour la vérité dont je suis capable, et qu'il mérite de moi, je lui en fasse la restitution. 5 Il peut regarder avec loisir ce portrait que j'ai fait de lui d'après nature, et s'il se connaît quelques-uns des défauts que je touche, s'en corriger.3... Ce ne sont point des maximes que j'aie voulu écrire; elles sont comme des lois dans la morale, et j'avoue que je n'ai ni assez d'autorité ni 10 assez de génie pour faire le législateur; je sais même que j'aurais péché contre l'usage des maximes, qui veut qu'à la manière des oracles elles soient courtes et concises. Quelques-unes de ces remarques le sont, quelques autres sont plus étendues: on pense les choses d'une manière différente, 15 et on les explique par un tour aussi tout différent, par une sentence, par un raisonnement, par une métaphore ou quelque autre figure, par un parallèle, par une simple comparaison, par un fait 5 tout entier, par un seul trait, par une description, par une peinture: de là procède la longueur ou la 20 brièveté de mes réflexions. Ceux enfin qui font des maximes veulent être crus: je consens, au contraire, que l'on dise de moi que je n'ai pas quelquefois bien remarqué, pourvu que l'on remarque mieux.

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I

DES OUVRAGES DE L'ESPRIT.

1. Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui2 pensent. Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau et le meilleur est enlevé; l'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d'entre les modernes.

2. Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos sentiments; c'est une trop grande entreprise.

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3. C'est un métier que de faire un livre, comme de faire une pendule; il faut plus que de l'esprit pour être auteur. 10 Un magistrat allait par son mérite à la première dignité, il était homme délié et pratique 3 dans les affaires: il a fait imprimer un ouvrage moral, qui est rare par le ridicule.

4. Il n'est pas si aisé de se faire un nom par un ouvrage parfait, que d'en faire valoir un médiocre par le nom qu'on 15 s'est déjà acquis.

10. Il y a dans l'art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature. Celui qui le sent et qui l'aime a le goût parfait; celui qui ne le sent pas, et qui aime en deçà ou au delà, a le goût défectueux. Il y a donc 20 un bon et un mauvais goût, et l'on dispute des goûts avec fondement.

14. Tout l'esprit d'un auteur consiste à bien définir et à bien peindre. MOÏSE, HOMÈRE, Platon, VirgilE, HORACE, ne sont au-dessus des autres écrivains que par leurs expres- 25 sions et par leurs images: il faut exprimer le vrai pour écrire naturellement, fortement, délicatement.

15. On a dû faire du style ce qu'on a fait de l'architecOn a entièrement abandonné l'ordre gothique, que la barbarie avait introduit pour les palais et pour les temples; 30

ture.

on a rappelé le dorique, l'ionique et le corinthien; ce qu'on ne voyait plus que dans les ruines de l'ancienne Rome et de la vieille Grèce, devenu moderne, éclate dans nos portiques et dans nos péristyles. De même on ne saurait en écrivant 5 rencontrer le parfait et, s'il se peut, surpasser les anciens que par leur imitation.

Combien de siècles se sont écoulés avant que les hommes, dans les sciences et dans les arts, aient pu revenir au goût des anciens et reprendre enfin le simple et le naturel ! 1 ΙΟ On se nourrit des anciens et des habiles modernes; on les presse, on en tire le plus que l'on peut, on en renfle ses ouvrages et quand enfin l'on est auteur, et que l'on croit marcher tout seul, on s'élève contre eux, on les maltraite, semblable à ces enfants drus et forts d'un bon lait qu'ils ont 15 sucé, qui battent leur nourrice.

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:

Un auteur moderne 2 prouve ordinairement que les anciens nous sont inférieurs en deux manières, par raison et par exemple: il tire la raison de son goût particulier, et l'exemple de ses ouvrages.

Il avoue que les anciens, quelque inégaux et peu corrects qu'ils soient, ont de beaux traits; il les cite, et ils sont si beaux qu'ils font lire sa critique.

Quelques habiles 3 prononcent en faveur des anciens contre les modernes; mais ils sont suspects et semblent juger en 25 leur propre cause, tant leurs ouvrages sont faits sur le goût de l'antiquité: on les récuse.

17. Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne. On ne la rencontre pas toujours en parlant ou 30 en écrivant; il est vrai néanmoins qu'elle existe, que tout ce qui ne l'est point est faible et ne satisfait point un homme d'esprit qui veut se faire entendre.

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