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et augmentation de chaque chose, est l'alteration et corruption d'un' autre.

Nam quodcunque suis mutatum finibus exit,
Contínuo hoc mors est illius quod fuit ante.

CHAPITRE XXIII.

De la coustume, et de ne changer aisément une loy receüe.

ELUY me semble avoir trés-bien conceu la force de la coustume, qui premier forgea ce conte, qu'une femme de village, ayant apris de caresser et porter entre ses bras un veau dés l'heure de sa naissance, et continuant tousjours à ce faire, gaigna cela par l'accoustumance que, tout grand beufqu'il estoit, elle le portoit encore: car c'est à la verité une violente et traistresse maistresse d'escole que la coustume. Elle establit en nous, peu à peu, à la desrobée, le pied de son authorité; mais, par ce doux et humble commencement l'ayant rassis et planté avec l'ayde du temps, elle nous descouvre tantost un furieux et tyrannique visage, contre lequel nous n'avons plus la liberté de hausser seulement les yeux. Nous luy voyons forcer tous les coups les reigles de nature. J'en croy les medecins, qui quitent si souvent à son authorité les raisons de leur art; et ce roy qui par son moyen rengea son

estomac à se nourrir de poison; et la fille qu'Albert recite s'estre accoustumée à vivre d'araignées; et en ce monde des Indes nouvelles on trouva des grands peuples, et en fort divers climats, qui en vivoient, en faisoient provision et les apastoient, comme aussi des sauterelles, formiz, laizards, chauvessouriz; et fut un crapault vendu six escus en une necessité de vivres : ils les cuisent et apprestent à diverses sauces. Il en fut trouvé d'autres ausquels noz chairs et noz viandes estoyent mortelles et venimeuses.

Je viens de voir chez moy un petit homme natif de Nantes, né sans bras, qui a si bien façonné ses pieds au service que luy devoyent les mains qu'ils en ont à la verité à demy oublié leur office naturel. Au demourant, il les nomme ses mains, il trenche, il charge un pistolet et le lâche, il enfille son eguille, il coud, il escrit, il tire le bonnet, il se peigne, il jouë aux cartes et aux dez, et les remue avec autant de dexterité que sçauroit faire quelqu'autre; l'argent que je luy ay donné (car il gaigne sa vie à se faire voir), il l'a emporté en son pied comme nous faisons en nostre main. J'en vy un autre, estant enfant, qui manioit un' espée à deux mains et un' hallebarde, du pli du col à faute de mains, les jettoit en l'air et les rèprenoit, lançoit une dague, et faisoit craqueter un foët aussi bien que charretier de France.

Mais on decouvre bien mieux ses effets aux estranges impressions qu'elle fait en nos ames, où elle ne trouve pas tant de resistance. Que ne peut elle en nos jugemens et en nos creances? Y a il opinion si fantasque (je laisse à part la grossiere imposture des religions,

dequoy tant de grandes nations et tant de suffisans personnages se sont veuz enyvrez car cette partie estant hors de nos raisons humaines, il est plus excusable de s'y perdre à qui n'y est extraordinairement esclairé par une faveur divine); mais d'autres opinions y en a il de si estranges qu'elle n'aye planté et estably par loix és regions que bon luy a semblé?

J'estime qu'il ne tombe en l'imagination humaine aucune fantasie si forcenée qui ne rencontre l'exemple de quelque usage public, et par conséquent que nostre raison n'estaie et ne fonde. Il est des peuples où on tourne le doz à celuy qu'on salue, et ne regarde l'on jamais celuy qu'on veut honorer. Il en est où, quand le roy crache, la plus favorie des dames de sa cour tend la main, et en autre nation les plus apparents qui sont autour de luy se baissent à terre, pour amasser en du linge son ordure; où, sauf sa femme et ses enfants, aucun ne parle au roy que par sarbatane. En une mesme nation, et les vierges monstrent à descouvert leurs parties honteuses, et les mariées les couvrent et cachent soigneusement; à quoy cette autre coustume qui est ailleurs a quelque relation: la chasteté n'y est en pris que pour le service du mariage, car les filles se peuvent abandonner à leur poste et, engrossées, se faire avorter par medicamens propres, au veu d'un chacun. Et ailleurs, si c'est un marchant qui se marie, tous les marchans conviez à la nopce couchent avec l'espouse avant luy; et plus il y en a, plus a elle d'honneur et de recommandation de fermeté et de capacité. Si un officier se marie, il en va de mesme; de mesme si c'est un noble, et ainsi des autres, sauf si c'est un laboureur ou

quelqu'un du bas peuple, car lors c'est au seigneur à faire; et si on ne laisse pas d'y recommander estroitement la loyauté pendant le mariage. Il en est où il se void des bordeaux publicz de masles, voire et des mariages; où les femmes vont à la guerre quand et leurs maris, et ont rang non au combat seulement, mais aussi au commandement; où non seulement les bagues se portent au nez, aux levres, aux joues et aux orteils des pieds, mais des verges d'or bien poisantes au travers des tetins et des fesses; où en mangeant on s'essuye les doigts aux cuisses et à la bourse des genitoires et à la plante des pieds; où les enfans ne sont pas heritiers, ce sont les freres et nepveux, et ailleurs les nepveux seulement, sauf en la succession du prince; où, pour reigler la communauté des biens qui s'y observe, certains magistrats souverains ont charge universelle de la culture des terres et de la distribution des fruits, selon le besoing d'un chacun; où l'on pleure la mort des enfans, et festoye l'on celle des vieillarts; où ils couchent en des licts dix ou douze ensemble avec leurs femmes; où les femmes qui perdent leurs maris par mort violente se peuvent remarier, les autres non; où l'on estime si mal de la condition des femmes qu'on y tue les femelles qui y naissent, et achepte l'on des voisins des femmes pour le besoing; où les maris peuvent repudier sans alleguer aucune cause, les femmes non pour cause quelconque; où les maris ont loy de les vendre, si elles sont steriles; où ils font cuire le corps du trespassé, et puis piler jusques à ce qu'il se forme comme en bouillie, laquelle ils meslent à leur vin et la boivent; où la plus desirable sepulture est d'estre

mangé des chiens, ailleurs des oiseaux; où l'on croit que les ames heureuses vivent en toute liberté, en des champs plaisans, fournis de toutes commoditez, et que ce sont elles qui font cet echo que nous oyons; où ils combatent en l'eau et tirent seurement de leurs arcs en nageant; où pour signe de subjection il faut hausser les espaules et baisser la teste, et deschausser ses souliers quand on entre au logis du roy; où les eunuques qui ont les femmes religieuses en garde ont encore le nez et levres à dire, pour ne pouvoir estre aymez, et les prestres se crevent les yeux pour accointer leurs demons et prendre les oracles; où chacun faict un dieu de ce qui luy plaist, le chasseur d'un lyon ou d'un renard, le pescheur de certain poisson, et des idoles de chaque action ou passion humaine : le soleil, la lune et la terre sont les dieux principaux, la forme de jurer, c'est toucher la terre regardant le soleil, et y mange l'on la chair et le poisson crud; où l'on vit soubs cette opinion desnaturée de la mortalité des ames; où les femmes s'accouchent sans plaincte et sans effroy; où l'on saluë mettant le doigt à terre, et puis le haussant vers le ciel; où les hommes portent les charges sur la teste, les femmes sur les espaules: elles pissent debout, les hommes croupis; où ils envoient de leur sang en signe d'amitié, et encensent comme les dieux les hommes qu'ils veulent honnorer; où non seulement jusques au quatriesme degré, mais en aucun plus esloingné, la parenté n'est soufferte aux mariages; où les enfants sont quatre ans en nourrisse, et souvent douze, et là mesme il est estimé mortel de donner à l'enfant à tetter tout le premier jour; où les peres ont

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