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liront au vif, mes imperfections et ma forme naïfve, autant que la reverence publique me l'a permis. Que si j'eusse esté parmy ces nations qu'on dict vivre encore sous la douce liberté des premieres loix de nature, je t'asseure que je m'y fusse trés-volontiers peint tout entier et tout nud. Ainsi, lecteur, je suis moy-mesmes la matiere de mon livre ce n'est pas raison que tu employes ton loisir en un subject si frivole et si vain. A Dieu dong, de Montaigne, ce 12 juin 1588.

ESSAIS

DE

MICHEL DE MONTAIGNE

LIVRE PREMIER.

CHAPITRE PREMIER.

Par divers moyens on arrive à pareille fin.

A plus commune façon d'amollir les cœurs de ceux qu'on a offensez, lors qu'ayant la vengeance en main ils nous tiennent à leur mercy, c'est de les esmouvoir à commiseration et à pitié; toutesfois la braverie, la constance et la resolution, moyens tous contraires, ont quelquefois servi à ce mesme effect.

Edouard, prince de Galles, celuy qui regenta si long temps nostre Guienne, personnage duquel les

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conditions et la fortune ont beaucoup de notables parties de grandeur, ayant esté bien fort offencé par les Limosins, et prenant leur ville par force, ne peut estre arresté par les cris du peuple et des femmes et enfans abandonnez à la boucherie, luy criants mercy et se jettans à ses pieds, jusqu'à ce que, passant tousjours outre dans la ville, il apperceut trois gentils-hommes françois qui, d'une hardiesse incroyable, soustenoyent seuls l'effort de son armée victorieuse. La consideration et le respect d'une si notable vertu reboucha premierement la pointe de sa cholere, et commença par ces trois à faire misericorde à tous les autres habitans de la ville.

Scanderberch, prince de l'Epire, suyvant un soldat des siens pour le tuer, et ce soldat, ayant essayé par toute espece d'humilité et de supplication de l'appaiser, se resolut, à toute extremité, de l'attendre l'espée au poing. Cette sienne resolution arresta sus bout la furie de son maistre, qui, pour luy avoir veu prendre un si honorable party, le receut en grace. Cet exemple pourra souffrir autre interpretation de ceux qui n'auront leu la monstrueuse force et vaillance de ce prince

12.

L'empereur Conrad troisiesme, ayant assiegé Guelphe, duc de Bavieres, ne voulut condescendre à plus douces conditions, quelques viles et laches satisfactions qu'on luy offrit, que de permettre seulement aux gentils-femmes qui estoyent assiegées avec le duc de sortir, leur honneur sauve, à pied, avec ce qu'elles pourroyent emporter sur elles. Elles, d'un cœur magnanime, s'aviserent de charger sur leurs espaules leurs

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maris, leurs enfans et le duc mesme. L'empereur print si grand plaisir à voir la gentillesse de leur courage, qu'il en pleura d'aise, et amortit toute cette aigreur d'inimitié mortelle et capitale qu'il avoit portée contre ce duc; et dés lors en avant le traita humainement, luy et les siens.

L'un et l'autre de ces deux moyens m'emporteroit aysément, car j'ay une merveilleuse lascheté vers la misericorde et le pardon, tant y a qu'à mon advis je serois pour me rendre plus naturellement à la compassion qu'à l'estimation. Si est la pitié passion vitieuse aux stoïques : ils veulent qu'on secoure les affligez, mais non pas qu'on flechisse et compatisse avec eux. Or ces exemples me semblent plus à propos, d'autant qu'on voit ces ames, assaillies et essayées par ces deux moyens, en soustenir l'un sans s'esbranler, et flechir sous l'autre. Il se peut dire que de se laisser aller à la compassion et à la pitié, c'est l'effect de la facilité, debonnaireté et mollesse, d'où il advient que les natures plus foibles, comme celles des femmes, des enfans et du vulgaire, y sont plus subjettes; mais ayant eu à desdaing les larmes et les pleurs, de se rendre à la seule reverence et respect de la saincte image de la vertu, que c'est l'effect d'une ame forte et imployable, ayant en affection et en honneur une vertu vive, masle et obstinée. Toutesfois, és ames moins genereuses, l'estonnement et l'admiration peuvent faire naistre un pareil effect: tesmoin le peuple thebain, lequel, ayant mis en justice d'accusation capitale ses capitaines, pour avoir continué leur charge outre le temps qui leur avoit esté prescript et preordonné, absolut à toutes peines

Pelopidas, qui plioit sous le faix de telles objections et n'employoit à se garantir que requestes et supplications; et au contraire Epaminondas, qui vint à raconter magnifiquement les choses par luy faites et à les reprocher au peuple d'une façon fiere et asseurée, il n'eut pas le cœur de prendre seulement les balotes en main; et se departit l'assemblée, louant grandement la hautesse du courage de ce personnage.

Certes c'est un subject merveilleusement vain, divers et ondoyant que l'homme; il est malaisé d'y fonder et establir jugement constant et uniforme. Voylà Pompeius qui pardonna à toute la ville des Mamertins, contre laquelle il estoit fort animé, en consideration de la vertu et magnanimité du citoyen Zenon, qui se chargeoit seul de la faute publique et ne requeroit autre grace que d'en porter seul la peine; et l'hoste de Sylla, ayant usé en la ville de Peruse de semblable vertu, n'y gaigna rien, ny pour soy ny pour les autres.

Et directement contre mes premiers exemples, le plus courageux homme qui fut onques et le plus gratieux aux vaincus, Alexandre, forçant aprés beaucoup de grandes difficultez la ville de Gaza, rencontra Betis qui y commandoit, de la valeur duquel il avoit, pendant ce siege, senty des preuves merveilleuses, lors seul, abandonné des siens, ses armes despecées, tout couvert de sang et de playes, combatant encores au milieu de plusieurs Macedoniens qui le chamailloient de toutes parts; et luy dict, tout piqué d'une si chere victoire, car, entre autres dommages, il y avoit receu deux fresches blessures sur sa personne : « Tu ne mourras pas comme tu as voulu, Betis; fais estat qu'il te faut

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