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que, au rebours, faisant le cheval eschappé, il se donne cent fois plus d'affaire à soy mesmes qu'il n'en prenoit pour autruy; et m'enfante tant de chimeres et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre et sans propos, que, pour en contempler à mon aise l'ineptie et l'estrangeté, j'ay commancé de les mettre en rolle, esperant avec le temps luy en faire honte à luy

mesmes.

CHAPITRE IX.

Des Menteurs.

L n'est homme à qui il siese si mal de se mesler de parler de memoire qu'à moy, car

je n'en reconnoy quasi trasse en moy, et ne pense qu'il y en aye au monde une autre si monstrueuse en defaillance. J'ay toutes mes autres parties viles et communes, mais en cette-là je pense estre singulier et trés-rare, et digne de gaigner par là nom et reputation. Outre l'inconvenient naturel que j'en souffre, si en mon païs on veut dire qu'un homme n'a poinct de sens, ils disent qu'il n'a point de memoire ; et quand je me plains du defaut de la mienne, ils me reprennent et mescroient comme si je m'accusois d'estre insensé : ils ne voyent pas de chois entre memoire et entendement. C'est bien empirer mon marché ; mais ils me font tort, car il se voit par experience, plus

tost au rebours, que les memoires excellentes se joignent volontiers aux jugemens debiles. Ils me font tort aussi en cecy, qui ne sçay rien si bien faire qu'estre amy, que les mesmes paroles qui accusent ma maladie representent l'ingratitude. On se prend de mon affection à ma memoire, et d'un defaut naturel on en faict un defaut de conscience. Il a oublié, dict-on, cette priere ou cette promesse; il ne se souvient point de ses amys; il ne s'est point souvenu de dire, ou faire, ou taire cela, pour l'amour de moy. Certes je puis aiséement oublier, mais de mettre à nonchalloir la charge que mon amy m'a donnée, je ne le fay pas. Qu'on se contente de ma misere, sans en faire une espece de malice, et de la malice autant ennemye de mon humeur.

Je me console aucunement, premierement de ce que mon parler en est plus court, car le magasin de la memoire est volontiers plus fourny de matiere que n'est celuy de l'invention. C'est pitié, je l'essaye par la preuve d'aucuns de mes privez amys: à mesure que la memoire leur fournit la chose entiere et presente, ils reculent si arriere leur narration, et la chargent de tant de vaines circonstances, que si le conte est bon, ils en estouffent la bonté; s'il ne l'est pas, vous estes à maudire ou l'heur de leur memoire, ou le malheur de leur jugement. Aussi, qu'il me souvient moins des offences receuës, comme disoit cet ancien, et que les lieux et les livres que je revoy me rient tousjours d'une fresche nouvelleté.

Ce n'est pas sans raison qu'on dit que qui ne se sent point assez ferme de memoire ne se doit pas mes

ler d'estre menteur. Je sçay bien que les grammairiens font difference entre dire mensonge et mentir, et disent que dire mensonge, c'est dire chose fauce, mais qu'on a pris pour vraye, et que la definition du mot de mentir en latin, d'où nostre françois est party, porte autant comme aller contre sa conscience, et que par consequent cela ne touche que ceux qui disent contre ce qu'ils sçavent, desquels je parle. Or ceux icy, ou ils inventent marc et tout, où ils déguisent et alterent un fons veritable. Lors qu'ils déguisent et changent, à les remettre souvent en ce mesme conte, il est mal-aisé qu'ils ne se desferrent, par ce que la chose comme elle est s'estant logée la premiere dans la memoire, et s'y estant empreincte par la voye de la connoissance et de la science, il est mal-aisé qu'elle ne se represente à l'imagination, délogeant la fauceté, qui n'y peut avoir le pied si ferme ny si rassis; et que les circonstances du premier aprentissage, se coulant à tous coups dans l'esprit, ne facent perdre le souvenir des pieces raportées faulses ou abastardies. En ce qu'ils inventent tout à faict, d'autant qu'il n'y a nulle impression contraire qui choque leur fauceté, ils semblent avoir d'autant moins à craindre de se mesconter. Toutesfois encore cecy, par ce que c'est un corps vain et sans prise, eschappe volontiers à la memoire, si elle n'est bien asseurée. Dequoy j'ay souvent veu l'experience, et plaisammant, aux despens de ceux qui font profession de ne former autrement leur parole que selon qu'il sert aux affaires qu'ils negotient, et qu'il plaist aux grands à qui ils parlent car ces circonstances à quoy ils veulent asservir leur foy et leur conscience

estans subjettes à plusieurs changements, il faut que leur parole se diversifie quand et quand, d'où il advient que de mesme chose ils disent gris tantost, tantost jaune; à tel homme d'une sorte, à tel d'une autre ; et si par fortune ces hommes raportent en butin leurs instructions si contraires, que devient cette belle art? Outre ce qu'imprudemment ils se desferrent eux-mesmes si souvent, car quelle memoire leur pourroit suffire à se souvenir de tant de diverses formes qu'ils ont forgées à un mesme subject? j'ay veu plusieurs de mon temps envier la reputation de cette belle sorte de prudence, qui ne voyent pas que, si la reputation y est, l'effect n'y peut estre.

Le roy François premier se vantoit d'avoir mis au rouet par ce moyen Francisque Taverna, ambassadeur de François Sforce, duc de Milan, homme trés-fameux en science de parlerie. Cettuy-cy avoit esté depesché pour excuser son maistre envers sa Majesté d'un fait de grande consequence, qui estoit tel. Le roy, pour maintenir tousjours quelques intelligences en Italie, d'où il avoit esté dernierement chassé, mesme au duché de Milan, avoit advisé d'y tenir prés du duc un gentilhomme de sa part, ambassadeur par effect, mais par apparence homme privé, qui fit la mine d'y estre pour ses affaires particulieres: d'autant que le duc, qui dependoit beaucoup plus de l'empereur, lors principalement qu'il estoit en traicté de mariage avec sa niepce, fille du roy de Dannemarc, qui est à present douairiere de Lorraine, ne pouvoit descouvrir avoir aucune praticque et conference avecques nous, sans son grand interest. A cette commission se trouva propre un gen

til'homme milanois, escuyer d'escurie chez le roy, nommé Merveille. Cettuy-cy, despesché avecques lettres secrettes de creance et instructions d'ambassadeur, et avecques d'autres lettres de recommandation envers le duc, en faveur de ses affaires particulieres, pour le masque et la montre, fut si long temps auprés du duc, qu'il en vint quelque resentiment à l'empereur, qui donna cause à ce qui s'ensuivit aprés, comme nous pensons qui fut que, soubs couleur de quelque meurtre, voilà le duc qui luy faict trancher la teste de belle nuict, et son procez faict en deux jours. Messire Francisque, estant venu prest d'une longue deduction contrefaicte de cette histoire, car le roy s'en estoit adressé, pour demander raison, à tous les princes de Chrestienté et au duc mesmes, fut ouy aux affaires du matin, et ayant estably pour le fondement de sa cause et dressé à cette fin plusieurs belles apparences du faict que son maistre n'avoit jamais pris nostre homme que pour gentil-homme privé et sien suject, qui estoit venu faire ses affaires à Milan, et qui n'avoit jamais vescu là soubs autre visage, desadvouant mesme avoir sceu qu'il fut en estat de la maison du roy, ny connu de luy, tant s'en faut qu'il le prit pour ambassadeur. Le roy à son tour le pressant de diverses objections et demandes, et le chargeant de toutes pars, l'accusa en fin sur le point de l'execution faite de nuict et comme à la desrobée. A quoy le pauvre homme embarrassé respondit, pour faire l'honneste, que pour le respect de sa Majesté le duc eust esté bien marry que telle execution se fut faicte de jour. Chacun peut penser comme il fut relevé, s'estant si lourdement

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