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dictes telles pour la consideration d'autruy et du visage qu'elles portent en public, mais chez l'ouvrier ce n'est aucunement vertu; il y a une autre fin proposée : elle n'advoue rien que ce qui se faict en sa consideration et pour elle seule.

Qui plus est, nos jugemens sont encore malades et suyvent la corruption de nos meurs. Je voy la pluspart des esprits de mon temps faire les ingenieux à obscurcir la gloire des belles et genereuses actions anciennes, leur donnant quelque interpretation vile, et leur controuvant des occasions et des causes vaines: grande subtilité! Qu'on me donne l'action la plus excellente et pure, je m'en vois y fournir vraysemblablement cinquante vitieuses intentions. Dieu sçait, à qui les veut estendre, quelle diversité d'images ne souffre nostre interne volonté! Ils le font soit par malice ou par ce vice de ramener leur creance à leur portée, dequoy je viens de parler, soit, comme je pense plustost, pour n n'avoir pas la veuë assez forte et assez nette pour imaginer et concevoir la splendeur de la vertu en sa pureté naifve comme Plutarque dict que de son temps il y en avoit qui attribuoient la cause de la mort du jeune Caton à la crainte qu'il avoit eu de Cæsar dequoy il se picque avecques raison; et peut on juger par là combien il se fût encore plus offencé de ceux qui l'ont attribuée à l'ambition. Ce personnage là fut veritablement un patron que nature choisit pour monstrer jusques où l'humaine fermeté et constance pouvoit atteindre.

Mais je ne suis pas icy à mesmes pour traicter ce riche argument je veux seulement faire luiter ensem

ble les traits de cinq poëtes latins sur la louange de Caton:

Sit Cato, dum vivit, sane vel Cæsare major,

dict l'un;

Et invictum, devicta morte, Catonem,

dict l'autre; et l'autre, parlant de guerres civiles d'entre Cæsar et Pompeius:

Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni.

Et le quatriesme, sur les louanges de Cæsar :

Et cuncta terrarum subacta,

Præter atrocem animum Catonis.

Et le maistre du cœur, aprés avoir étalé les noms des plus grands Romains en sa peinture, finit en cette ma

niere :

His dantem jura Catonem.

CHAPITRE XXXVIII.

Comme nous pleurons et rions d'une mesme chose.

UAND nous rencontrons dans les histoires qu'Antigonus sceut trés-mauvais gré à son fils de luy avoir presenté la teste du roy Pyrrhus son ennemy, qui venoit sur l'heure mesme d'estre tué combatant contre luy, et que l'ayant veuë il se print bien fort à pleurer; et que le duc René de Lorraine pleura aussi la mort du duc Charles de Bourgoigne qu'il venoit de deffaire, et en porta le deuil en son enterrement; et que en la bataille d'Auroy, que le comte de Montfort gaigna contre Charles de Blois, sa partie pour le duché de Bretaigne, le victorieux, rencontrant le corps de son ennemy trespassé, en mena grand deuil, il ne faut pas s'escrier soudain :

Et cosi aven che l'animo ciascuna
Sua passion sotto el contrario manto
Ricopre, con la vista hor' chiara hor' bruna.

Quand on presenta à Cæsar la teste de Pompeius, les histoires disent qu'il en destourna sa veuë comme d'un vilain et mal plaisant spectacle. Il y avoit eu entr'eux une si longue intelligence et societé au maniement des affaires publiques, tant de communauté de fortunes tant d'offices reciproques et d'alliance, qu'il ne faut pas

croire

que cette contenance fût toute fausse et contrefaicte, comme estime cet autre :

Tutumque putavit

Jam bonus esse socer; lachrimas non sponte cadentes
Effudit, gemitusque expressit pectore læto.

Car, bien

que à la verité la pluspart de nos actions ne soient que masque et fard, et qu'il puisse quelquefois

estre vray,

Hæredis fletus sub persona

risus est,

si est-ce qu'au jugement de ces accidens, il faut considerer comme nos ames se trouvent souvent agitées de diverses passions. Et tout ainsi qu'en nos corps ils disent qu'il y a une assemblée de diverses humeurs, desquelles celle-là est maistresse qui commande le plus ordinairement en nous, selon nos complexions: aussi en nos ames, bien qu'il y ait divers mouvemens qui l'agitent, si faut-il qu'il y en ait un à qui le champ demeure. Mais ce n'est pas avec si entier avantage que, pour la volubilité et soupplesse de nostre ame, les plus foibles par occasion ne regaignent encor la place et ne facent une courte charge à leur tour. D'où nous voyons non seulement aux enfans, qui vont tout naifvement aprés la nature, pleurer et rire souvent de mesme chose; mais nul d'entre nous ne se peut vanter, quelque voyage qu'il face à son souhait, que encore au départir de sa famille et de ses amis il ne se sente frissonner le courage; et si les larmes ne luy en eschappent tout à faict, au moins met-il le pied à l'estrieu d'un vi

sage morne et contristé. Et quelque gentille flamme qui eschaufe le cœur des filles bien nées, encore les despend on à force du col de leurs meres pour les rendre à leur espous, quoy que die ce bon compaignon :

Estne novis nuptis odio Venus, anne parentum
Frustrantur falsis gaudia lachrimulis,
Ubertim thalami quas intra limina fundunt?
Non, ita me divi, vera gemunt, juverint.

Ainsi il n'est pas estrange de plaindre celuy-là mort qu'on ne voudroit aucunement estre en vie. Quand je tance avec mon valet, je tance du meilleur courage que j'aye, ce sont vrayes et non feintes imprecations; mais, cette fumée passée, qu'il ayt besoing de moy, je luy bien feray volontiers, je tourne à l'instant le fueillet. Qui pour me voir une mine tantost froide, tantost amoureuse envers ma femme, estime que l'une ou l'autre soit feinte, il est un sot. Neron, prenant congé de sa mere qu'il envoyoit noyer, sentit toutesfois l'émotion de cet adieu maternel, et en eust horreur et pitié. On dict que la lumiere du soleil n'est pas d'une piece continuë, mais qu'il nous élance si dru sans cesse nouveaux rayons les uns sur les autres, que nous n'en pouvons appercevoir l'entre deux :

Largus enim liquidi fons luminis, ætherius sol
Inrigat assidue cœlum candore recenti,

Suppeditatque novo confestim lumine lumen;

ainsin eslance nostre ame ses pointes diversement et imperceptiblement.

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