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luy demanday quel fruit il recevoit de la superiorité qu'il avoit parmy les siens (car c'estoit un capitaine, et nos matelots le nommoient roy), il me dict que c'estoit marcher le premier à la guerre; De combien d'hommes il estoit suyvy? il me montra une espace de lieu, pour signifier que c'estoit autant qu'il en pourroit en une telle espace, ce pouvoit estre quatre ou cinq mille hommes; Si hors la guerre toute son authorité estoit expirée ? il dict qu'il luy en restoit cela que, quand il visitoit les vilages qui dépendoient de luy, on luy dressoit des sentiers au travers des hayes de leurs bois, par où il peût passer bien à l'aise. Tout cela ne va pas trop mal; mais quoy! ils ne portent point de haut de chausses.

CHAPITRE XXXII.

Qu'il faut sobrement se mesler de juger des

ordonnances divines.

E vray champ et subject de l'imposture sont les choses inconnuës, d'autant qu'en premier lieu l'estrangeté mesme donne credit, et puis, n'estant point subjectes à nos discours ordinaires, elles nous ostent le moyen de les combatre, d'où il advient qu'il n'est rien creu si fermement que ce qu'on sçait le moins, ny gens si asseurez que ceux

qui nous content des fables, comme alchimistes, prognostiqueurs, judiciaires, chiromantiens, medecins, id genus omne. Ausquels je joindrois volontiers, si j'osois, un tas de gens, interpretes et contrerolleurs ordinaires des dessains de Dieu, faisans estat de trouver les causes de chaque accident, et de veoir dans les secrets de la volonté divine les motifs incomprehensibles de ses operations; et quoy que la varieté et discordance continuelle des evenemens les rejette de coin en coin, et d'orient en occident, ils ne laissent de suivre pourtant leur esteuf, et de mesme creon peindre le blanc et le

noir.

En une nation indienne, il y a cette loüable observance quand il leur mes-advient en quelque rencontre ou bataille, ils en demandent publiquement pardon au soleil, qui est leur dieu, comme d'une action injuste, raportant leur heur ou malheur à la raison divine, et luy submettant leur jugement et discours.

Suffit à un chrestien croire toutes choses venir de Dieu, les recevoir avec reconnoissance de sa divine et inscrutable sapience, pourtant les prendre en bonne part, en quelque visage qu'elles luy soient envoyées. Mais je trouve mauvais ce que je voy en usage, de chercher à fermir et appuyer nostre religion par le bon-heur et prosperité de nos entreprises. Nostre creance a assez d'autres fondemens, sans l'authoriser par les evenemens: car le peuple accoustumé à ces argumens plausibles et proprement de son goust, il est dangier, quand les evenemens viennent à leur tour contraires et desavantageux, qu'il en esbranle sa foy: comme aux guerres où nous sommes pour la religion,

ceux qui eurent l'advantage au rencontre de la Rochelabeille, faisans grand feste de cet accident, et se servans de cette fortune pour certaine approbation de leur party; quand ils viennent aprés à excuser leurs defortunes de Mont-contour et de Jarnac sur ce que ce sont verges et chastiemens paternels, s'ils n'ont un peuple du tout à leur mercy, ils luy font assez aisément sentir que c'est prendre d'un sac deux mouldures, et de mesme bouche souffler le chaud et le froid. Il vaudroit mieux l'entretenir des vrays fondemens de la verité. C'est une belle bataille navale qui s'est gaignée ces mois passez contre les Turcs, soubs la conduite de don Joan d'Austria, mais il a bien pleu à Dieu en faire autresfois voir d'autres telles à nos despens. Somme, il est mal-aysé de ramener les choses divines à nostre balance, qu'elles n'y souffrent du deschet. Et qui voudroit rendre raison de ce que Arrius et Leon son pape, chefs principaux de cette heresie, moururent en divers temps de mors si pareilles et si estranges (car retirez de la dispute par douleur de ventre à la garderobe, tous deux y rendirent subitement l'ame), et exagerer cette vengeance divine par la circonstance du lieu, y pourroit bien encore adjouster la mort de Heliogabalus, qui fut aussi tué en un retraict. Mais quoi! Irenée se trouve engagé en mesme fortune. Il se faut contenter de la lumiere qu'il plait au soleil nous communiquer par ses rayons; et qui eslevera ses yeux pour en prendre une plus grande dans son corps mesme, qu'il ne trouve pas estrange si pour la peine de son outrecuidance il y perd la veüe.

CHAPITRE XXXIII.

De fuir les voluptez au pris de la vie.

L'AVOIS bien veu convenir en cecy la pluspart

des anciennes opinions: Qu'il est heure de mourir lors qu'il y a plus de mal que de bien à vivre; et que de conserver nostre vie à nostre tourment et incommodité, c'est choquer les reigles mesmes de nature, comme disent ces vieilles regles,

Η ζῆν ἀλύπως, ἤ θανεῖν εὐδαιμόνως.
Καλὸν τὸ θνήσκειν οἷς ὕβριν τὸ ζῆν φέρει.
Κρεῖσσον τὸ μὴ ζῆν ἐστὶν ἢ ζῆν ἀθλίως.

Mais de pousser le mespris de la mort jusques à tel degré que de l'employer pour se distraire des honneurs, richesses, grandeurs et autres faveurs et biens que nous appellons de la fortune, comme si la raison n'avoit pas assez affaire à nous persuader de les abandonner, sans y adjouter cette nouvelle recharge, je ne l'avois veu ny commander, ny pratiquer, jusques lors que ce passage de Seneca me tomba entre mains, auquel conseillant à Lucilius, personnage puissant et de grande authorité autour de l'empereur, de changer cette vie voluptueuse et tumultuaire, et de se retirer de cette presse du monde à quelque vie solitaire, tranquille et philosophique, surquoy Lucilius alleguoit quelques difficultez : « Je suis d'adviz (dict-il) que tu quites cette vie là, ou la vie tout à faict; bien te conseille-je de suivre la plus

douce voye, et de destacher plustost que de rompre ce que tu as mal noüé pourveu que, s'il ne se peut autrement destacher, tu le rompes. Il ny a homme si coüard qui n'ayme mieux tomber une fois que de demeurer tousjours en branle.» J'eusse trouvé ce conseil sortable à la rudesse stoïque; mais il est plus estrange qu'il soit emprunté d'Epicurus, qui escrit à ce propos choses toutes pareilles à Idomeneus. Si est-ce que je pense avoir remarqué quelque traict semblable parmy nos gens, mais avec la moderation chrestienne.

S. Hilaire, evesque de Poitiers, ce fameux ennemy de l'heresie Arriene, estant en Syrie, fut adverti qu'Abra sa fille unique, qu'il avoit laissée par deçà avecques sa mere, estoit poursuyvie en mariage par les plus apparens seigneurs du païs, comme fille trés-bien nourrie, belle, riche, et en la fleur de son aage. Il luy escrivit (comme nous voyons) qu'elle ostat son affection de tous ces plaisirs et advantages qu'on luy presentoit; qu'il luy avoit trouvé en son voyage un party bien plus grand et plus digne, d'un mary de bien autre pouvoir et magnificence, qui luy feroit presens de robes et de joyaux de pris inestimable. Son dessein estoit de luy faire perdre le goust et l'usage des plaisirs mondains, pour la joindre toute à Dieu; mais à cela le plus court et plus certain moyen luy semblant estre la mort de sa fille, il ne cessa par veux, prieres et oraisons, de faire requeste à Dieu de l'oster de ce monde et de l'appeller à soy, comme il advint: car bien-tost aprés son retour elle luy mourut, dequoy il monstra une singuliere allegresse. Cettuy-cy semble encherir sur les autres, de ce qu'il s'adresse à ce moyen de prime face, lequel ils ne

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