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princes à estre examinées aprés leur mort : ils sont compaignons, si non maistres des loix; ce que la justice n'a peu sur leurs testes, c'est raison qu'elle l'ayt sur leur reputation et biens de leurs successeurs, qui sont choses que souvent nous preferons à la vie. C'est une usance qui apporte des commoditez singulieres aux nations où elle est observée, et desirable à tous bons princes.

quisquam

Vix radicitus e vita se tollit et ejicit;

Sed facit esse sui quiddam super inscius ipse,
Nec removet satis a projecto corpore sese, et
Vindicat.

Bertrand du Glesquin mourut au siege du chasteau de Rancon, prés du Puy en Auvergne. Les assiegez, s'estant rendus aprés, furent obligez de porter les clefs de la place sur le corps du trespassé. Barthelemy d'Alviane, general de l'armée des Venitiens, estant mort au service de leurs guerres en la Bresse, et son corps ayant à estre raporté à Venise par le Veronois, terre ennemie, la pluspart de ceux de l'armée estoient d'advis qu'on demandast saufconduit pour le passage à ceux de Verone; mais Theodore Trivolce y contredit et choisit plustost de le passer par vive force, au hazard du combat : « N'estant convenable, disoit-il, que celuy qui en sa vie n'avoit jamais eu peur de ses ennemis, estant mort fist demonstration de les craindre. » De vray, en chose voisine, par les loix grecques, celuy qui demandoit à l'ennemy un corps pour l'inhumer renonçoit à la victoire, et ne luy estoit plus loisible d'en dresser trophée : à celuy qui en estoit requis, c'estoit tiltre de gain.

Ainsi perdit Nicias l'avantage qu'il avoit nettement gaigné sur les Corinthiens; et, au rebours, Agesilaus asseura celuy qui luy estoit bien doubteusement acquis sur les Bæotiens.

Ces traits se pourroient trouver estranges s'il n'estoit receu de tout temps, non seulement d'estendre le soing que nous avons de nous au delà cette vie, mais encore de croire que bien souvent les faveurs celestes nous accompaignent au tombeau et continuent à nos reliques. Dequoy il y a tant d'exemples anciens, laissant à part les nostres, qu'il n'est besoing que je m'y estende. Edouard premier, roy d'Angleterre, ayant essayé aux longues guerres d'entre luy et Robert, roy d'Escosse, combien sa presence donnoit d'advantage à ses affaires, rapportant tousjours la victoire de ce qu'il entreprenoit en personne; mourant, obligea son fils par solennel serment à ce qu'estant trespassé, il fist bouillir son corps pour desprendre sa chair d'avec les os, laquelle il fit enterrer; et quant aux os, qu'il les reservast pour les porter avec luy et en son armée, toutes les fois qu'il luy adviendroit d'avoir guerre contre les Escossois, comme si la destinée avoit fatalement attaché la victoire à ses membres. Jean Vischa, qui troubla la Boheme pour la deffence des erreurs de Wiclef, voulut qu'on l'escorchast aprés sa mort, et de sa peau qu'on fist un tabourin à porter à la guerre contre ses ennemis, estimant que cela ayderoit à continuer les avantages qu'il avoit eus aux guerres qu'il avoit conduites contre eux. Certains Indiens portoient ainsin au combat contre les Espagnols les ossemens de l'un de leurs capitaines, en consideration de l'heur qu'il avoit eu en vivant. Et

d'autres peuples, en ce mesme monde, trainent à la guerre les corps des vaillans hommes qui sont morts en leurs batailles, pour leur servir de bonne fortune et d'encouragement. Les premiers exemples ne reservent au tombeau que la reputation acquise par leurs actions passées, mais ceux-cy y veulent encore mesler la puissance d'agir.

Le fait du capitaine Bayard est de meilleure composition, lequel se sentant blessé à mort d'une harquebusade dans le corps, conseillé de se retirer de la meslée, respondit qu'il ne commenceroit point sur sa fin à tourner le dos à l'ennemy; et ayant combatu autant qu'il eut de force, se sentant defaillir et eschapper du cheval, commanda à son maistre d'hostel de le coucher au pied d'un arbre, mais que ce fut en façon qu'il mourut le visage tourné vers l'ennemy, comme il fit.

Il me faut adjouster cet autre exemple, aussi remarquable pour ceste consideration que nul des precedens. L'empereur Maximilian, bisayeul du roy Philippes, qui est à present, estoit prince garny de tout plein de grandes qualitez, et entre autres d'une beauté de corps singuliere; mais, parmy ces humeurs, il avoit ceste-cy bien contraire à celle des princes qui, pour despecher les plus importants affaires, font leur throsne de leur chaire percée : c'est qu'il n'eust jamais valet de chambre, si privé, à qui il permit de le voir en sa garderobbe; il se desroboit pour tomber de l'eau, aussi religieux qu'une fille à ne descouvrir ny à medecin ny à qui que ce fut les parties qu'on a accoustumé de tenir cachées. Moy, qui ay la bouche si effrontée, suis pourtant par complexion touché de ceste honte; si ce n'est

à une grande suasion de la necessité ou de volupté, je ne communique guiere aux yeux de personne les membres et actions que nostre coustume ordonne estre couvertes; j'y souffre plus de contrainte que je n'estime bien seant à un homme, et surtout à un homme de ma profession. Mais luy en vint à telle superstition qu'il ordonna, par paroles expresses de son testament, qu'on luy attachast des calessons quand il seroit mort. Il devoit adjouster, par codicille, que celuy qui les luy monteroit eut les yeux bandez.

Ce conte me despleut qu'un grand prince me fit d'un mien allié, homme assez cogneu et en paix et en guerre c'est que mourant bien vieil en sa court, tourmenté de douleurs extremes de la pierre, il amusa toutes ses heures dernieres avec un soing vehement à disposer l'honneur et la ceremonie de son enterrement, et pressa toute la noblesse qui le visitoit de luy donner parole d'assister à son convoy. A ce prince mesme, qui le vid sur ces derniers traits, il fit une instante supplication que sa maison fut commandée de s'y trouver, employant plusieurs exemples et raisons à prouver que c'estoit chose qui appartenoit à un homme de sa sorte; et sembla expirer content, ayant retiré cette promesse et ordonné à son gré la distribution et ordre de sa monstre. Je n'ay guiere veu de vanité si perseverante.

Cette autre curiosité contraire, en laquelle je n'ay point aussi faute d'exemple domestique, me semble germaine à ceste-cy, d'aller se soignant et passionnant à ce dernier poinct à regler son convoy, à quelque particuliere et inusitée parsimonie, à un serviteur et une lanterne. Je voy louer cett'humeur et l'ordon

nance de Marcus Emilius Lepidus, qui deffendit à ses heritiers d'employer pour luy les cerimonies qu'on avoit accoustumé en telles choses. Est-ce encore temperance et frugalité d'eviter la despence et la volupté, desquelles l'usage et la cognoissance nous est inperceptible? Voilà un'aisée reformation et de peu de coust. Je lairrois plustost la coustume ordonner de ceste cerimonie, et sauf les choses requises au service de ma religion, si c'est en lieu où il soit besoing de l'enjoindre, m'en remettray volontiers à la discretion des premiers à qui cette sollicitude tombera en partage. Si j'avois à m'en empescher plus avant, je trouverois plus galand d'imiter ceux qui veulent, vivans et respirans, jouyr de l'ordre et honneur de leur sepulture, et qui se plaisent de voir en marbre leur morte contenance, heureux qui scachent resjouyr et gratifier leur sens par l'insensibilité et vivre de leur mort.

CHAPITRE IV.

Comme l'ame descharge ses passions sur des objects faux quand les vrais luy defaillent.

N gentil-homme des nostres, merveilleusement subject à la goutte, estant pressé par les medecins de laisser du tout l'usage des viandes salées, avoit accoustumé de respondre fort plaisamment que sur les efforts et tourments du mal il

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