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le reproche à sa memoire, comme ce fut d'avoir pris une voye de douceur, d'humilité et de mollesse, et d'avoir voulu endormir cette rage plustost en flatant que commandant, et en requerant plustost qu'en remonstrant; et estime que la fermeté, l'authorité et une contenance de parole convenable à son rang et à la dignité de sa charge luy eust mieux succedé, aumoins avec plus d'honneur et de bien-seance. Il n'est rien moins esperable de ce monstre ainsin agité que l'humanité et la douceur, il recevra bien plustost la reverence et la craincte. Je luy reprocherois aussi qu'ayant pris une si hazardeuse et belle resolution de se jetter foible et en pourpoint emmy cette mer tempestueuse d'hommes insensez, il la devoit avaller entiere et n'abandonner sa constance, là où il luy advint, aprés avoir recogneu le danger de prés, de se remplir l'ame et le front de repentance, n'ayant plus autre soing que de sa conservation; si qu'abandonnant son premier rolle de regler et guider, et cedant plustost que s'opposant, il attira cet orage sur soy, employant tous moyens de le fuyr et eschaper.

On deliberoit de faire une montre generalle de diverses trouppes en armes (c'est le lieu des vengeances secretes, et n'en est point où en plus grande seurté on les puisse exercer). Il y avoit publiques notoires apparences qu'il n'y faisoit pas bon pour aucuns, ausquels touchoit la principalle et necessaire charge de les recognoistre. Il s'y proposa plusieurs et divers conseils, comme en chose difficile et qui avoit beaucoup de poids et de suyte; le mien fut qu'on evitast surtout de donner aucun tesmoignage de ce doubte, et qu'on s'y

trouvast et meslast parmy les files, la teste droicte et le visage ouvert, et qu'au lieu d'en retrancher aucune chose (à quoy les autres opinions visoyent le plus), qu'au contraire on sollicitast les capitaines d'advertir les soldats de faire leurs salves belles et gaillardes en l'honneur des assistans et n'espargner leur poudre. Cela servit de gratification envers ces troupes suspectes, et nous engendra dés lors en avant une mutuelle et utile confidence.

La voye qu'y tint Julius Caesar, je trouve que c'est la plus belle qu'on y puisse prendre. Premierement, il essaya par clemence et douceur à se faire aymer de ses ennemys mesmes, se contentant aux conjurations, qui luy estoyent descouvertes, de declarer simplement qu'il en estoit adverty. Cela faict, il print une trés-noble resolution d'attendre sans effroy et sans solicitude ce qui luy en pourroit advenir, s'abandonnant et se remettant à la garde des dieux et de la fortune : car certainement c'est l'estat où il estoit quand il fut tué.

Un estranger ayant dict et publié partout qu'il pourroit instruire Dionysius, tyran de Syracuse, d'un moyen de sentir et descouvrir en toute certitude les parties que ses subjets machineroyent contre luy, s'il luy vouloit donner une bonne piece d'argent, Dionysius, en estant adverty, le fit appeller à soy pour l'esclarcir d'un art si necessaire à sa conservation. Cet estrangier luy dict qu'il n'y avoit pas d'autre art, sinon qu'il luy fist delivrer un talent et se ventast d'avoir apris de luy un singulier secret. Dionysius trouva cette invention bonne et luy fit compter six cens escus. Il n'estoit pas vraysemblable qu'il eust donné si grande somme à un

homme incogneu qu'en recompense d'un trés-utile aprentissage, et servoit cette reputation à tenir ses ennemis en crainte. Pourtant les princes sagement publient les advis qu'ils reçoivent des menées qu'on dresse contre leur vie, pour faire croire qu'ils sont bien advertis et qu'il ne se peut rien entreprendre dequoy ils ne sentent le vent.

Il me souvient d'avoir leu autrefois l'histoire de quelque Romain, personnage de dignité, lequel, fuyant la tyrannie du Triumvirat, avoit eschappé mille fois les mains de ceux qui le poursuivoyent, par la subtilité de ses inventions. Il advint, un jour, qu'une troupe de gens de cheval, qui avoit charge de le prendre, passa tout joignant un halier où il s'estoit tapy, et faillit de le descouvrir. Mais luy, sur ce point là, considerant la peine et les difficultez ausquelles il avoit desjà si longtemps duré pour se sauver des continuelles et curieuses recherches qu'on faisoit de luy par tout, le peu de plaisir qu'il pouvoit esperer d'une telle vie, et combien il luy valoit mieux de passer une fois le pas que de demeurer tousjours en ceste transe, luy mesme les r'apella et leur trahit sa cachete, s'abandonnant volontairement à leur cruauté, pour oster eux et luy d'une plus longue peine. D'appeller les mains ennemies, c'est un conseil un peu gaillard et hardy : si croyje qu'encore vaudroit-il mieux le prendre que de demeurer en la fievre continuelle d'un accident qui n'a point de remede. Mais puisque les provisions qu'on y peut aporter sont pleines d'inquietude, de tourment et d'incertitude, il vaut mieux d'une belle asseurance se preparer à tout ce qui en pourra advenir, et tirer quel

que consolation de ce qu'on n'est pas asseuré qu'il advienne.

J

CHAPITRE XXV.

Du Pedantisme.

E me suis souvent despité, en mon enfance, de voir és comedies italiennes tousjours un pedante pour badin, et le surnom de magister n'avoit guiere plus honorable signification parmy nous. Car, leur estant donné en gouvernement et en garde, que pouvois-je moins faire que d'estre jalous de leur reputation? Je cherchois bien de les excuser par la disconvenance naturelle qu'il y a entre le vulgaire et les personnes rares et excellentes en jugement et en sçavoir, d'autant qu'ils vont un train entierement contraire les uns des autres; mais en cecy perdois je mon latin, que les plus galans hommes c'estoient ceux qui les avoyent le plus à mespris, tesmoing nostre bon du Bellay:

Mais je hay par sur tout un sçavoir pedantesque.

Et est cette coustume ancienne, car Plutarque dit que Grec et Escholier estoient mots de reproche entre les Romains et de mespris. Depuis, avec l'eage, j'ay trouvé qu'on avoit une grandissime raison, et que ma

gis magnos clericos non sunt magis magnos sapientes. Mais d'où il puisse advenir qu'une ame garnie de la connoissance de tant de choses n'en devienne pas plus vive et plus esveillée, et qu'un esprit grossier et vulgaire puisse loger en soy, sans s'amender, les discours et les jugemens des plus excellens esprits que le monde ait porté, j'en suis encore en doute. « A recevoir tant de cervelles estrangeres, et si fortes et si grandes, il est necessaire, me disoit une fille, la premiere de nos Princesses, parlant de quelqu'un, que la sienne se foule, se contraingne et rapetisse pour faire place aux autres. » Je dirois volontiers que, comme les plantes s'estouffent de trop d'humeur, aussi l'action de l'esprit par trop d'estude, et que l'ame, saisie et embarassée de tant de diversité de choses, perde le moyen de se desmesler, et que cette grande charge la tienne comme courbe et croupie. Mais il en va autrement, car nostre ame s'eslargit d'autant plus qu'elle se remplit, et aux exemples des vieux temps il se voit, tout au rebours, que les plus suffisans hommes aux maniemens des choses publiques, les plus grands capitaines, et les meilleurs conseillers aux affaires d'Estat, ont esté ensemble les plus sçavans.

Et quant aux philosophes, retirez de toute occupation publique, ils ont esté aussi quelque fois, à la verité, mesprisez par la liberté comique de leur tems, mais au rebours des nostres car on envioit ceux-là comme estans au dessus de la commune façon, comme mesprisans les actions publiques, comme ayans dressé une vie particuliere et inimitable, reglée à certains discours hautains et hors d'usage; ceux-cy, on les des

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