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la fatalité d'être, ainsi qu'une oiselle, légère, frivole, cha geante. Il vécut, le temps de s'y accoutumer, dans l'opulen et ses liesses. Une heure suffit pour changer son avenir, cel où, rejeté de l'institution des Jésuites de Vaugirard, il enti au gymnase Moronval.

Ce gymnase ressemble à s'y méprendre à l'école de l'Angla Ralph Squeers, sauf peut-être qu'on y abrutit et assomme un espèce particulière d'enfants : « les petits pays chauds (1). La matraque y règne en maîtresse. Moronval emprunte Squeers, avec cependant une pointe de méridionalisme, sa fa conde et son exubérance de gestes. Des types extraordinaire stagnent en ce milieu. Tous les ratés de la littérature et de la science semblent y réunir leurs rancunes et leurs appétits.

Pour Jack, le malheur débute à l'instant où sa mère rencontre Amaury d'Argenton, bellâtre grandiloquent, parure et synthèse morale du gymnase. Long et rugueux comme les alexandrins qu'il confectionne, il remue d'une émotion imprévue cette poupée gracile et froufroutante. Dès lors, la sentimentalité de celle-ci, trouvant un nouvel élément, diverge et se fixe.Jack n'est plus qu'un fâcheux dans le ménage cahotant que forment ce malade et cette évaporée. On heurte, sa fragilité. On méconnaît ses atavismes. On l'exile. On l'encanaille. Nulle honte ne lui est évitée.

Sa sensibilité cependant ne s'émousse point. Il paraît toujours espérer un retour du sentiment maternel. En cela surtout sa physionomie est touchante. Il s'arrête à peine aux affections qui l'environnent. Il attend sans lassitude l'heure ineffable qui le remettra, câlineur et souriant, dans les bras qui le bercèrent jadis. Il lui suffirait peut-être de parler pour regagner le cœur éloigné de lui par des influences légères. Il n'en a point le courage. Il attend. Mais l'attente use ses ressorts d'énergie. Il s'abandonne, ainsi qu'une épave, au flot de dégoût qui le submerge. Et son rêve filial n'est jamais réalisé.

Car la tendresse des enfants est généralement spontanée ct exubérante. Bridée, elle brûle en elle-même comme un foyer enseveli sous les cendres. Difficilement on en réveille les flammes endormies. Jules Renard exprima en action cette

(1) On constate, en effet, des similitudes bizarres entre l'école de Ralph Squeers et le gymnase Moronval.M.et Mme Moronval ressemblent étonnamment à M. et Mme Squeers et dans les infortunes du petit roi Madou on reconnaît presque toutes celles du triste Swicke de Dickens.

métaphore en son caustique roman: Poil-de-Carotte. Poil-de11 Carotte n'est ni meilleur ni pire que ses congénères, mais le hasard le fit sans affinité avec les Lepic, ses parents. Il eut probablement le désavantage de survenir au moment où ces derniers, nantis de deux autres héritiers, escomptaient une stérilité définitive. Il surchargea leur foyer d'un excédent regrettable. Et c'est pourquoi on le traite en parasite. On n'imagine pas qu'il puisse posséder une qualité en propre et qu'on lui doive une indulgence. Il assume la responsabilité générale des fautes commises. On tanne sa maigre peau pour la rendre inaccessible aux impressions délicates.

M. Lepic passe, dans le volume, cuirassé d'une belle indifference ou jugulé par son épouse. En vérité on le sent capable de certaines condescendances. Un appel à sa justice ne demeurerait pas sans écho. Mais Poil-de-Carotte ne songe pas à ces choses. Il se méfie. Peut-être M. Lepic, comme Mme Lepic, rumine-t-il des calottes inédites. Car, pour Mae Lepic, Poil-deCarotte est, avant tout, un receptacle à calottes. Voici avec quels yeux émerveillés elle envisage son œuvre : « La figure de Poil-de-Carotte ne prévient point en sa faveur. » Il a « le nez creusé en taupinière » et toujours, « quoi qu'on en ôte, des croûtes de pain dans les oreilles ». Il «<marche si mal qu'on le croirait bossu». Son cou « se teinte d'une crasse bleue comme s'il portait un collier ». En outre, Poil-de-Carotte exhale «< une odeur tout autre que le musc ».

Ces griefs formulés, et bien d'autres encore, Mme Lepic, femme de devoir, procède au relèvement moral de son fils par des châtiments physiques. Poil-de-Carotte est-il peureux? Elle lui confie la tâche de fermer le poulailler nocturne. Tendre ? Elle le charge d'achever les perdrix blessées. Relâché? Elle lui enlève le pot de chambre qui éviterait des désastres et mêle à son chocolat une miette de son incontinence. Gourmand? Elle l'envoie porter aux lapins les restes du melon dont il pressentit seulement la saveur.

Elle devine, pour l'en sevrer, ses plaisirs préférés. Elle est ingénieuse, savante, érudite en punitions de tous genres. Puis, quelle main admirable! Rien n'en égale la sécheresse et l'habileté. Quoi qu'il fasse, Poil-de-Carotte jamais n'échappe au soufflet qu'on lui destine. Les retraites les plus précipitées ne lui évitent pas un millimètre de phalangette.

Mais Mme Lepic et ses deux auxiliaires, grand frère Félix sœur Ernestine, spectateurs amusés de l'éternelle correction ont un adversaire digne de leur méchanceté. Poil-de-Carott appréhende sa mère comme le blé craint l'orage. Il s'est fabri qué, de toutes pièces, une philosophie. Le mot des stoïcien paraît énoncé pour lui. Il refoule ses larmes parce que, il s'e est aperçu, les larmes réjouissent les mères dénaturées.

Mme

Qu'est-ce que vous voulez que je devienne? déclar Lepic. Il ne pleure même plus une goutte quand on l gifle!

Première revanche. En outre, Poil-de-Carotte feint de st satisfaire de toutes les besognes et de tous les désagréments. Par là, il stupéfie et désarme. Il ment aussi :

Quoi qu'on te fasse, lui dit amicalement parrain, tu as tort de mentir. C'est un vilain défaut et c'est inutile, car toujours tout se sait.

Oui, répond le coupable, mais on gagne du temps.

Il pratique d'innumérables petites vengeances. Toujours, au coin de ses lèvres, imperceptiblement, sourit son génie des représailles. C'est pour lui une force que d'ironiser sa propre misère. Il n'a guère le loisir de s'apitoyer sur les autres. Cependant, conseille-t-il à la bonne également maltraitée :

- Pour vous mettre bien avec Mme Lepic, dites-lui du mal de moi.

Sans cette mère ennemie, que vainement il tenta d'amadouer, cet être serait d'une bonté égale à son intelligence. On sent frémir en lui, à peine révélées, d'incomparables richesses d'amour.Il les garde pieusement, ainsi que des reliques en une châsse close. Un jour viendra où, grandi, ayant secoué l'esclavage et renié le passé, il balancera entre deux attitudes. Et, par ce que nous connaissons de lui-même, nous croyons fermement qu'il penchera vers l'indulgence plénière (1).

Ah! comme il se différencie du bambin admirable dont, tout dernièrement, Jehan Rictus se faisait le mémorialiste. On sait en quelles strophes ardentes où ressuscite, avec une forme nouvelle, le Verbe populaire, ce remarquable poète traduit la lamentation des parias. Seul parmi tant de chanteurs alanguis

(1) M. Fortuné Paillot vient de publier un volume: Tutu (Paris, Revue moder ne, 1907) qui s'apparente, et comme style, et comme procédés, à Poil-de-Carotte. Notre étude actuelle ne peut englober ce volume, Tulu étant un enfant heureux dont l'écrivain a seulement observé les gestes et noté les paroles.

et débiles, il est l'aède renouvelé de l'antique qui contexture ses poèmes d'une rumeur d'humanité. Ses yeux, grands ouverts sur la vie, pénètrent sans en avoir l'horreur jusqu'au tréfonds de la douleur. Il ne bouche point ses oreilles à la plainte du faubourg. Il s'en sursature. Elle est en lui. Ses mots en ont l'âpreté formidable, les ironies sifflantes, les mezacolies de cantilènes.

Les longs fantômes ensevelis dans leurs manteaux de résigation, les ombres rapides des pierreuses, les lourds ouvriers fourbus de travail, la multitude déhanchée, mal vêtue, grouillante, puante qui traverse et offense le plaisir du riche, passe, à la débandade, sous sa plume et jette sa malédiction, et murmure sa requête, et hurle sa soif égalitaire.

Ecoutez. Dans cette clameur, l'enfant lance son cri strident:

Nous, on est les pauv's'tits Fan-fans,

Les p'tits flaupės... les p'tits foutus,
A qui qu'on flanqu' sur le tu-tu:

Les ceuss' qu'on cuit, les ceuss' qu'on bat,
Les p'tits bibis, les p'tits bonshommes
Qu'ont pas d'bécots ni d'sucs de pommes,
Mais qu'ont l'jus d'triqu' pour sirop d'gomme
Et qui pass'nt de beigne à tabac.

Les p'tits vannés... les p'tits vanneaux
Qui flageol'nt sur leurs p'tits échasses
Et d'qui on jambonn' dur les chasses,
Les p'tits Pierrots... les tit's vermines,
Les p'tits sans cœurs, les p'tits sans-dieu,
Les fuit-d'-partout... les pisse au pieu
Qu'il faut ben que l'on esstermine... (1).

Tandis que se poursuit la lugubre lamentation, Jehan Rictus songe, avec une particulière angoisse, à tant de « pleins de gifles », à tant de sans défense qui appellent les libérations et les vindictes. Et, durant plusieurs années, acharné au labeur, il édifie son monument à l'enfance battue. Aucune revendication ne vaut la sienne parce que s'y expriment des réalités contrôlées. Il semble qu'une taloche ait engendré Fil de fer, son héros, à l'encontre des procédés ordinaires d'engendrement. D'autres taloches, innombrables, continues, réglées,

(1) Jehan Rictus: Les Soliloques du pauvre, 1897, p. 201, Farandole des pau''tits Fan-fans. V. aussi, Œuvres nouvelles: Les petites Baraques, Paris, 1907, chez l'auteur; La Frousse, Paris, 1907, chez l'auteur.

dirait-on, par un mouvement d'horlogerie, l'ont allongé, aminci, amenuisé jusqu'à faire de lui une simple silhouette. Mme de Saint-Scolopendre, marquise de Tirlapan-Ribon-Ribette, sa mère, possède, de cette sorte, pour les délassements de sa main aristocratique, un grand espace de manoeuvre. C'est une détraquée aux formidables égotismes, et qui s'ac corde une étonnante généalogie, et qui s'extasie en l'admiration d'elle-même. Elle eut ce rejeton d'un homme débonnaire qu'elle fatigua à la longue, l'ayant trop environné de tumulte et d'un continuel vol d'assiettes au visage. L'homme consomma la rupture, mais Fil-de-Fer demeura en otage aux mains de la harpie. De ce moment sa biographie se résume en une perpétuelle correction. Il paiera de tous les sévices les déceptions d'orgueil de Mme de Saint-Scolopendre. A lui la faute si les louis d'or ne pleuvent pas dans sa bourse; à lui la faute si l'amour universel ne salue pas son passage; à lui la faute si ses talents de tragédienne ne conquièrent pas l'admiration unanime. Elle s'arroge le droit imprescriptible de le battre jusqu'à sa majorité. Elle le courbe sous la hantise de la Petite Roquette. Elle l'invective avec une abondance de locutions qui suffisent à constituer un chapitre. Et c'est, au cours du volume, une tempêtueuse, une diluvienne pluie de nasardes, coups de tapette, fers à repasser, pelles, pincettes, ciseaux, manches à balai. Les instruments les plus divers servent à cet usage. Il faut mater la bête sauvage pour la nourriture et l'entretien de laquelle on se tue. Fil-de-Fer a bientôt le corps, son corps exsangue que surmonte un visage de cadavre, si martelé de bosselures et de bleus qu'un jour, au bain, un nageur éberlué l'interpelle de cette sorte:

-Ohé, l'Arc-en-Ciel!...

A demi étranglé, empalé, essorillé, il résiste à grand' peine. Il ne veut pas cependant céder. La mégère n'aura pas sa peau. Peu lui importe de dormir en un lit de camp trop court dont la barre transversale lui pénètre les reins et qu'il prolonge à l'aide de deux chaises. Il refoule la honte de toujours exhiber ses fesses au travers de son pantalon déchiré. Il endure sans murmurer qu'on le ramonne de purges bi-hebdomadaires et qu'on l'éveille la nuit pour la même raison laxative. Il avale, au prix d'effroyables coliques, une soupe où cuisit un pain de savon marseillais. Il figure, métamorphosé en grenouille, au

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