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ESSAI

SUR

LA VIE ET LES ÉCRITS DE P. L. COURIER '.

La vie d'un grand écrivain est le meilleur commentaire de ses écrits; c'est l'explication et pour ainsi dire l'histoire de son talent. Cela est vrai, surtout de celui qui n'a point suivi les lettres comme une carrière, et dont l'imagination, dans l'âge de l'activité et des vives impressions, ne s'est point appauvrie entre les quatre murs d'un cabinet ou dans l'étroite sphère d'une coterie littéraire. S'il est aujourd'hui peu d'écrivains dont on soit curieux de savoir la vie, après les avoir lus, c'est qu'il en est peu qui frappent par un caractère à eux, et chez qui se révèle l'homme éprouvé et développé, à travers un grand nombre de situations diverses. Les mèmes études faites sous les mêmes maîtres, sous l'influence des mêmes circonstances et des mêmes doctrines, le même poli cherché dans un monde qui se compose de quelques salons, voilà les sourees de l'originalité pour beaucoup d'écrivains qui, se tenant par la main depuis le collége jusqu'à l'Académie, vivant entre eux, voyant peu, agissant moins encore, s'imitent, s'admirent, s'entre-louent avec bien plus de bonne foi qu'on ne leur en suppose. De là vient que tant de livres, dans les genres les plus différents, ont une physionomie tellement semblable, qu'on les prendrait pour sortis de la même plume. Vous y trouvez de l'esprit, du savoir, de la profondeur parfois. Le cachet d'une individualité un peu tranchée n'y est jamais. C'est toujours cer

1 Cette notice a été écrite en 1829 pour la première édition des œuvres complètes de Paul-Louis Courier; nous la conservons dans cette nouvelle édition sans aucun changement. Mais depuis cinq ans, de si étranges choses se sont passées; tant de prédictions de Paul-Louis Courier se sont accomplies; ses jugements les plus hardis sur les hommes et sur les choses ont reçu une vérification si triste! Il a été, d'un autre côté, si cruellement démenti dans les seuls éloges qu'il ait eu en sa vie le tort de donner à un personnage de sang royal, qu'une revue des écrits de Paul-Louis Courier eût inspiré aujourd'hui M. Armand Carrel tout autrement qu'en 1829. Depuis lors le nom de Paul-Louis Courier a beaucoup grandi; celui de son biographe de 1829 a acquis une importance politique et littéraire qui ajoute au prix de ses premiers écrits. L'Essai sur la vie et les écrits de Paul-Louis Courier a d'ailleurs été assez re

marqué en 1829 pour qu'on puisse le considérer comme inséparable de toute édition qui pourrait être ultérieurement donnée des OEuvres de Paul-Louis Courier.

P. L. COURIER.

(Note des éditeurs.)

:

taine façon roide, précieuse, uniforme, assez exacte, mais sans chaleur, sans vie, décolorée ou faussement pittoresque; cette manière, enfin, qu'un public, trop facilement pris aux airs graves, a tout à fait acceptée comme un grand progrès littéraire. L'exemple est contagieux, et l'applaudissement donné au mauvais goût pervertit le bon aussi n'at-on plus aspiré à des succès d'un certain ordre, qu'on ne se soit efforcé d'écrire comme les hommes soidisant forts; il a fallu revêtir cette robe de famille pour se faire compter comme capacité, pour n'être point accusé de folle résistance à la révolution opérée par le dix-neuvième siècle dans les formes de la pensée.

Si l'affranchissement complet du joug des conventions d'une époque peut être regardé comme le principal caractère du talent, Paul-Louis Courier a été l'écrivain le plus distingué de ce temps; car il n'est pas une page sortie de sa plume qui puisse être attribuée à un autre que lui. Idées, préjugés, vues, sentiments, tour, expression, dans ce qu'il a produit, tout lui est propre. Vivant avec un passé que seul il eut le secret de reproduire, et devenu lui-même la tentation et le désespoir des imitateurs, il a toujours été, pour ainsi parler, seul de son bord, allant à sa fantaisie, tenant peu de compte des réputations, même des gloires contemporaines, et marchant droit au peuple des lecteurs, parce qu'il était plus assuré d'être senti par le grand nombre illettré qu'approuvé par les académiciens et les docteurs de bonne compagnie. Trop savant pour n'avoir pas vu que nul ne l'égalait en connaissance des ressources générales du langage et du génie particulier de notre littérature, convaincu que ses vagabondes études lui avaient appris ce que les livres n'avaient pu enseigner à aucun autre, il n'écouta ni critiques ni conseils. Au milieu de gens qui semblaient travailler à se ressembler les uns aux autres, et qui faisaient commerce des douceurs réciproques de la confraternité littéraire, il se présenta seul, sans prôneurs, sans amis, sans compères, parla comme il avait appris, du ton qu'il jugea lui

convenir le mieux, et fut écouté. Il arriva jusqu'à | ber aux sciences. Il entrait toujours plus à fond

la célébrité sans avoir consenti à se réformer sur aucun des exemples qui l'entouraient, sans avoir subi aucune des influences sous lesquelles des talents non moins heureusement formés que le sien avaient perdu le mouvement, la liberté, l'inspiration. Mais aussi quelle vie plus errante et plus recueillie; plus semée d'occupations, d'aventures, de fortunes diverses; plus absorbée par l'étude des livres et plus singulièrement partagée en épreuves, en expériences, en mécomptes du côté des événements et des hommes? En considérant cette vie, on convient qu'en effet Courier devait rester de son temps un écrivain tout à fait à part.

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dans cette littérature unique, devinant déjà tout le profit qu'il en devait tirer plus tard en écrivant sa langue maternelle. Cependant la révolution éclatait. Les événements se pressaient, et menaçaient d'arracher pour longtemps les hommes aux habitudes studieuses et retirées. Le temps était venu où il fallait que chacun eût une part d'activité dans le mouvement général de la nation. On se sentait marcher à la conquête de la liberté. La guerre se préparait. On pouvait présager qu'elle durerait tant qu'il y aurait des bras en France et des émigrés au delà du Rhin. Les circonstances voulurent donc que le jeune Courier sacrifiât ses goûts aux vues que son père avait de tout temps formées sur lui. Il entra à l'école d'artillerie de Châlons : il y était au moment de l'invasion prussienne de 1792. La ville était alors tout en trouble, et le jeune Courier, employé comme ses camarades à la garde des portes, fut soldat pendant quelques jours. L'invasion ayant cédé aux hardis mouvements de Dumouriez dans l'Argone, Paul-Louis eut le loisir d'achever ses études militaires; enfin, en 1793, il sortit de l'école de Châlons officier d'artillerie, et fut dirigé sur la frontière.

Ici commence la vie militaire de Courier, l'une des plus singulières assurément qu'aient vues les longues guerres et les grandes armées de la révolution. Ceci n'est point une exagération. Ouvrez nos énormes biographies contemporaines. Presque à chaque page est l'histoire de quelqu'un de ces citoyens, soldats improvisés en 1792, qui, faisant peu à peu de la guerre leur métier, s'avancèrent dans les grades et moururent, çà et là, sur les champs de bataille, obtenant une mention plus ou moins brillante. Quelle famille n'a pas eu ainsi son héros, dont elle garde encore le plumet républicain ou la croix impériale, et qu'elle a eu le soin d'immortaliser par une courte notice dans le Moniteur ou dans les tables nécrologiques de M. Panckoucke? Toutes ces vies d'officiers morts entre le grade de capitaine et celui de commandant de brigade ou de division se ressemblent. Quand on a dit leur enthousiasme de vingt ans, le feu sacré de leur

Paul-Louis Courier est né à Paris en 1773. Son père, riche bourgeois, homme de beaucoup d'esprit et de littérature, avait failli être assassiné par les gens d'un grand seigneur, qui l'accusait d'avoir séduit sa femme, et qui en revanche lui devait, sans vouloir les lui rendre, des sommes considérables. L'aventure avait eu infiniment d'éclat, et le séducteur de la duchesse d'O... avait dû quitter Paris et aller habiter une province. Cette circonstance fut heureuse pour le jeune Courier. Son père, retiré dans les beaux cantons de Touraine, dont les noms ont été popularisés par le Simple Discours et la Pétition des Villageois qu'on empêche de danser, se consacra tout à fait à son éducation. Ce fut donc en ces lieux mêmes, et dans les premiers entretiens paternels, que notre incomparable pamphlétaire puisa l'aversion qu'il a montrée toute sa vie pour une certaine classe de nobles, et ce goût si pur de l'antiquité que respirent tous ses écrits. Il s'en fallait beaucoup, toutefois, que l'élève fût deviné par le maître. Paul-Louis était destiné par son père à la carrière du génie. A quinze ans, il était entre les mains des mathématiciens Callet et Labey. Il montrait sous ces excellents professeurs une grande facilité à tout comprendre, mais peu de cette curiosité, de cette activité d'esprit, qui seules font faire de grands progrès dans les sciences exactes. Son père eût voulu que ses exercices littéraires ne fussent pour lui qu'une distraction, un soulagement à des travaux moins riants et plus utiles. Mais Paul-âge mûr, leurs campagnes par toute l'Europe, les Louis était toujours plus vivement ramené vers victoires auxquelles ils ont contribué, perdus dans les études qui avaient occupé sa première jeunesse. les rangs, les drapeaux qu'ils ont pris à l'ennemi, La séduction opérée sur lui par quelques écrivains enfin leurs blessures, leurs membres emportés, leur anciens, déjà ses modèles favoris, augmentait avec fin glorieuse, il ne reste rien à ajouter qui montre les années et par les efforts qu'on faisait pour le en eux plus que l'homme fait pour massacrer et pour rendre savant plutôt qu'érudit : il eût donné, di- être massacré. C'est vraiment un bien autre héros sait-il, toutes les vérités d'Euclide pour une page que Courier. Soldat obligé à l'être, et sachant le méd'Isocrate. Ses livres grecs ne le quittaient point; tier pour l'avoir appris, comme Bonaparte, dans une il leur consacrait tout le temps qu'il pouvait déro-école, il prend la guerre en mépris dès qu'il la voit de

venues,

près, et toutefois il reste ou l'éducation et les événe- |
ments l'ont placé. Le bruit d'un camp, les allées et
décorées du nom de marches savantes, lui
paraissent convenir autant que le tapage d'une
ville à la rêverie, à l'observation, à l'étude sans
suite et sans travail de quelques livres, faciles à
transporter, faciles à remplacer. Le danger est de
plus; mais il ne le fuit ni ne le cherche. Il y va pour
savoir ce que c'est et pour avoir le droit de se mo-
quer des braves qui ne sont que braves. On s'avance
autour de lui; on fait parler de soi; on se couvre
de gloire; on s'enrichit de pillage; pour lui, les
rapports des généraux, le tableau d'avancement,
l'ordre du jour de l'armée, ne sont que mensonges
et cabales d'état-major: il se charge souvent des
plus mauvaises commissions, sans trouver moyen
de s'y distinguer, comme si c'était science qu'il
ignore; et quant à son lot de vainqueur, il le trouve
à voir et revoir les monuments des arts et de la ci-
vilisation du peuple vaincu. Encore est-ce à l'insu
de tout le monde qu'il est érudit, qu'il se connaît
en inscriptions, en manuscrits, en langues ancien-
nes; il est aussi peu propre à faire un héros de
bulletin qu'un savant à la suite des armées, pensionné
pour estimer les dépouilles ennemies, et retrouver
ce qui n'est pas perdu. Quinze années de sa vie sont
employées ainsi, et au bout de ce temps les premières
pages qu'il livre au public révèlent un écrivain tel
que la France n'en avait pas eu depuis Pascal et la
Fontaine. Assurément ce n'était pas trop de dire que
cette carrière militaire a été unique en son genre
pendant les longues guerres de notre révolution.

occasions, il passait le meilleur de son temps à bouquiner dans les abbayes et les vieux châteaux des deux rives du Rhin. Les lettres qu'il écrivait alors à sa mère sont, comme toutes celles de l'époque, retenues mystérieuses, faisant à peine allusion aux affaires; un sentiment triste et peu confiant dans l'avenir y domine. Mais à la manière dont le jeune officier d'artillerie parle de ses études et de ses livres, on voit déjà sa carrière et ses systèmes d'écrivain tout à fait tracés : « J'aime, dit-il, à relire les livres « que j'ai déjà lus nombre de fois, et par là j'acquiers «< une érudition moins étendue, mais plus solide. « Je n'aurai jamais une grande connaissance de << l'histoire, qui exige bien plus de lectures; mais j'y gagnerai autre chose, qui vaut mieux, selon << moi. » C'est ainsi que Courier a étudié toute sa vie ; tel a été aussi presque invariablement son peu de goût pour l'histoire. Il ne l'a jamais lue pour le fond des événements, mais pour les ornements dont les grands écrivains de l'antiquité l'ont parée. Bonaparte, tout jeune, avait deviné la politique et la guerre dans Plutarque. Courier, lieutenant d'artillerie, faisait ses délices du même historien; mais il le prenait comme artiste, comme ingénieux conteur. La vie d'Annibal ne le ravissait que comme Peaud'Ane conté eût charmé la Fontaine. Il a toujours persisté dans cette préférence qui semble d'un esprit peu étendu, et cependant, en s'abandonnant à elle, il a su de l'histoire tout ce qu'il lui en fallait pour être un écrivain politique de premier ordre. Il a beaucoup cité, beaucoup pris en témoignage l'histoire de tous les temps, et toujours avec un sens qui n'appartenait qu'à lui, avec une raison, une force, une sûreté d'applications toujours accablantes pour les puissances qu'il voulait abattre.

Sans doute, avec de l'instruction et du caractère, il fallait bien peu ambitionner l'avancement pour n'en pas obtenir un très-rapide, lorsque Courier arriva, en 1793, à l'armée du Rhin. C'était le fort En 1795, on voit Courier, toujours officier subalde la révolution, et il suffisait d'être jeune et de terne dans l'artillerie, quitter subitement l'armée montrer de l'enthousiasme pour être porté aux plus devant Mayence, et rentrer en France sans autorihauts grades. Hoche, général d'armée, âgé de vingt-sation du gouvernement. La misère, les privations, trois ans, et commandant sur le Rhin, avait un chef d'état-major de dix-huit ans, et était entouré de colonels et de chefs de brigade qui n'en avaient pas vingt. Il en était de même sur toute la frontière. Courier, qui servit jusqu'en 1795 aux deux armées du Rhin et de Rhin-et-Moselle, n'eut point le feu républicain que les commissaires de la Convention récompensaient avec tant de libéralité. Il n'éprouva probablement pas non plus pour les proconsuls le dévouement et l'admiration qu'ils inspiraient à de jeunes militaires plus ardents et moins instruits que lui. Se laissant employer, et s'offrant peu aux

Voir les Mémoires récemment publiés par le maréchal Gouvion Saint-Cyr.

les travaux sans compensation de gloire et de succès à ce blocus de Mayence, sont peut-être la plus rude épreuve qu'aient eue à subir nos armées républicaines : le maréchal Gouvion Saint-Cyr en fait dans ses Mémoires une peinture lamentable. A propos de cette campagne, Courier a depuis écrit : « J'y «pensai geler, et jamais je ne fus si près d'une cris<< tallisation complète. » Mais il paraît qu'il eut pour abandonner son poste un motif plus excusable que la crainte d'être surpris par le froid dans la tranchée et cristallisé. Son père venait de mourir, et la nécessité toute filiale de voler auprès de sa mère malade et désespérée, lui avait fait oublier le devoir qui l'attachait à ses canons. A la suite de cette es

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capade, il alla s'enfermer dans une petite campagne aux environs d'Alby, où il se mit à traduire avec une admirable sécurité la harangue Pro Ligario, tandis qu'on le réclamait de l'armée comme déserteur, et que peut-être il courait grand risque d'être traité comme tel. Des amis plus prudents que lui s'employaient pendant ce temps pour le mettre à couvert des poursuites qu'il avait encourues. Ils y réussirent, mais la note resta, et peut-être elle a beaucoup aidé Courier dans la suite de sa carrière à se maintenir dans son philosophique éloignement des hauts grades. Vinrent les belles années de 1796 et 1797 qui assurèrent le triomphe de la révolution. Pendant que, sous Bonaparte, en Italie, la victoire faisait sortir des rangs une foule d'hommes nouveaux dont les noms ne cessaient plus d'occuper la renommée, Courier comptait des boulets et inspectait des affûts dans l'intérieur; service qui pouvait passer pour une disgrâce dans de telles circonstances. Mais Courier s'arrangeait de tout. Il avait alors ving-trois ans. Ses premières années, au sortir de l'école de Châlons, avaient été attristées par le sombre régime imposé aux armées sous la Convention. Entrer dans le monde au temps de la terreur avec l'amour de l'indépendance et des libres jouissances de l'esprit, c'était avoir bien mal rencontré; aussi Courier donna-t-il vivement dans la réaction, non sanglante, mais fort bruyante, que la première période du Directoire vit éclater contre l'austérité décrétée par la Convention; réaction plus emportée et plus folle dans le Midi que partout ailleurs. On se ruait en fêtes, en danses, en festins, en plaisirs de toutes sortes. Hommes et femmes éprouvaient à se retrouver ensemble comme amis, comme parents, comme gens du même cercle, non plus comme citoyens et citoyennes, un plaisir qui n'était pas luimême sans inconvénient pour la paix intérieure des familles. Notre philosophe apprit à danser avec la plus sérieuse application, et courut les bals, les spectacles, les sociétés. Sa gaieté, sa verve comique, qui n'étaient pas encore tournées à la satire et à l'amertume, le firent rechercher des femmes. Il plut si bien, qu'un beau matin il lui fallut quitter Toulouse pour échapper comme son père au ressentiment d'une famille outragée. Sa société en hommes était très-nombreuse; il affectionnait surtout un Polonais fort savant et antiquaire d'un grand goût. Il passait des journées entières en tête-à-tête avec lui, soit dans une chambre, soit en suivant les allées qui bordent le canal du Midi. Ce qu'étaient ces conversations, on peut s'en faire une idée en lisant les lettres, malheureusement peu nombreuses, adressées Italie par Courier à M. Chlewaski.

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En passant à Lyon (en 1798) pour se rendre en Italie, où on l'envoyait prendre le commandement d'une compagnie d'artillerie, Courier écrivait à M. Chlewaski: « Lectures, voyages, spectacles, bals, << auteurs, femmes, Paris, Lyon, les Alpes, l'Italie, voilà l'odyssée que je vous garde. Mes lettres << vous pleuvront une page pour une ligne. » Il ne tint parole qu'en partie. En général, plus on voit, moins on écrit; plus les impressions sont vives, accumulées, pressantes, moins on est tenté de les vouloir rendre. Et puis il s'en fallut beaucoup que cette Italie que Courier avait toujours désirée, lui vînt fournir les riantes peintures auxquelles son imagination s'était sans doute préparée. A peine eutil passé les Alpes, que l'état d'oppression, d'avilissement et de misère dans lequel était le pays, affligèrent son âme d'artiste. Il traversa la belle et triste Péninsule, et de Milan jusqu'à Tarente il eut le même spectacle. Il vit le trop sévère régime imposé par Bonaparte à sa conquête, menaçant déjà de tomber en ruine, et rendu insupportable par l'avidité, l'ignorante et brutale morgue des hommes qu'il avait fallu employer à ces gouvernements improvisés. Il vit l'élite de la société italienne rampant bassement sous les agents français, faisant sa cour à nos soldats parvenus, bien que les appréciant ce qu'ils valaient; et toute cette race abâtardie s'épuisant en démonstrations républicaines, méprisée de ses maîtres, se laissant dépouiller, mettre à nu par des commis, des valets d'armée, des fournisseurs qui, prévoyant nos prochains revers, se faisaient auprès des généraux un mérite d'emporter tout ce qui ne pouvait se détruire. On ne saurait nier que ce ne fût là l'état de l'Italie après le premier départ de Bonaparte, et que les plus honteux désordres, le plus effréné pillage n'y déshonorassent avec impunité la domination française. La guerre qui s'était déclarée entre les commissaires du gouvernement et les commandants militaires avait rendu toute discipline, toute administration régulière impossible, et il n'y avait si bas agent qui ne se crût autorisé à imiter Bonaparte faisant payer en chefs-d'œuvre la rançon des villes d'Italie. Courier ne sera point compté parmi les détracteurs de notre révolution, pour avoir écrit sous l'impression d'un pareil spectacle ces éloquentes protestations, auxquelles il n'a manqué, pour émouvoir toute l'Europe éclairée et la soulever contre les déprédateurs de l'Italie, que d'être rendues publiques à l'époque où elles furent écrites.

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dépouillent de sa parure. Permis à vous, Monsieur, qui êtes accoutumé au langage naturel et noble « de l'antiquité, de trouver ces expressions trop fleuries, ou même trop fardées; mais je n'en sais « point d'assez tristes pour vous peindre l'état de ‧ délabrement, de misère et d'opprobre où est ⚫ tombée cette pauvre Rome que vous avez vue si « pompeuse, et de laquelle à présent on détruit jus« qu'aux ruines. On s'y rendait autrefois, comme « vous savez, de tous les pays du monde. Combien | d'étrangers qui n'y étaient venus que pour un hiver, y ont passé toute leur vie! Maintenant il n'y reste plus que ceux qui n'ont pu fuir, ou qui, « le poignard à la main, cherchent encore dans les « haillons d'un peuple mourant de faim quelque pièce échappée à tant d'extorsions et de rapi• nes....... Les monuments de Rome ne sont guère « mieux traités que le peuple....... Je pleure encore | « un joli Hermès enfant, que j'avais vu dans son entier, vêtu et encapuchonné d'une peau de lion, • et portant sur son épaule une petite massue. C'était, comme vous voyez, un Cupidon dérobant ⚫ les armes d'Hercule; morceau d'un travail exquis, « et grec, si je ne me trompe. Il n'en reste que la base, sur laquelle j'ai écrit avec un crayon: Lua gete, Veneres, Cupidinesque, et les morceaux dispersés, qui feraient mourir de douleur Mengs et Winckelmann, s'ils avaient eu le malheur de vivre << assez longtemps pour voir ce spectacle. Tout ce • qui était aux Chartreux, à la Villa Albani, chez « les Farnèse, les Honesti, au muséum Clémenti, « au Capitole, est emporté, pillé, perdu ou vendu. « Des soldats, qui sont entrés dans la bibliothèque . du Vatican, ont détruit, entre autres raretés, le fameux Térence du Bembo, manuscrit des plus • estimés, pour avoir quelques dorures dont il « était orné. Vénus de la Villa Borghèse a été blessée à la main par quelque descendant de Diomède, et l'Hermaphrodite, immane nefas! a un pied « brisé...... »

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«

Qu'on juge de l'effet qu'eussent produit à Paris, en 1798, dans certains cercles où l'on se croyait la mission de rallumer parmi nous le flambeau demiéteint de l'intelligence, beaucoup de passages de ce genre, expression si vive, si touchante et si gracieuse encore de ce qu'éprouvait dans un coin de l'Italie, confondu parmi les dévastateurs de cette infortunée patrie des arts, un jeune officier, amateur exquis de l'antiquité, savant inconnu, écrivain déjà parfait. Car ces premières lettres d'Italie ont toute la verve, toute l'originalité qu'on trouve dans les plus célèbres écrits de l'âge mûr de Courier. Elles sont avec cela d'un goût irréprochable : nulle af

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fectation, nulle manière ne s'y fait sentir; chacune d'elles est un petit chef-d'œuvre d'élégance et de pureté de langage, de convenance de ton, d'éloquence même, toutes les fois que la matière le comporte, comme lorsqu'elles peignent l'avilissement du caractère italien, et sondent si énergiquement, dix ans avant que personne y pensât, la plaie de notre révolution, l'esprit d'envahissement et de destruction, plus noblement appelé l'esprit militaire. Et cependant celui qui, dans sa droiture naturelle , jugeait si bien d'illustres pillages, sur lesquels la France n'a ouvert les yeux que lorsque, vaincue, on la paya de représailles, l'homme qui, seul peutêtre dans nos armées, écrivait et pensait ainsi, était exposé chaque jour de sa vie à périr obscurément sous le poignard italien, victime privée de la haine qu'inspiraient les Français. Il y songeait à peine, disant gaiement que, pour voir l'Italie, il fallait bien se faire conquérant; qu'on n'y pouvait avancer un pas sans une armée; et que, puisqu'à la faveur de son harnais, il avait à souhait un pays admirable, l'antique, la nature, les ruines de Rome, les tombeaux de la grande Grèce, c'était le moins qu'il ne sût pas toujours où il serait ni s'il serait le lendemain. On ne saurait conter après lui les périlleuses rencontres auxquelles ses excursions d'antiquaire, bien plus que son service d'officier d'artillerie, l'exposèrent tant de fois parmi les montagnards du midi de l'Italie. Portant un sabre et des pistolets comme on porte un chapeau et une chemise, il était toujours à la découverte en curieux, point en héros. Facile à prendre et à désarmer, il se tirait d'affaire par sa présence d'esprit, son grand usage de la langue italienne, ou par le sacrifice d'une partie de son bagage; et le lendemain il allait affronter les brigands sans plus de précaution, sans plus de crainte, surtout sans désirs de vengeance. Ces malheureux Calabrais lui paraissaient tout à fait dans leur droit quand ils nous assassinaient en embuscade, et il ne pouvait sans horreur les voir massacrer au nom du droit des gens par nos professeurs de tactique.

Ce débonnaire et nonchalant mépris du danger était chose plus rare aux armées que la bouillante valeur qui emportait des redoutes. C'était une bravoure à part. Courier la portait dans l'esprit, non dans la sang; et comme elle n'allait point sans quelque mélange d'insubordination, elle ne devait guère plus sûrement le mener au bâton de maréchal que le Pamphlet des pamphlets à l'Académie. Aussi n'avançait-il qu'en science, et n'était-il récompensé que par la science des dangers qu'il était venu chercher. Il aimait à raconter qu'un jour les

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