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courte expérience de l'enseignement a suffi déjà pour m'apprendre qu'à défaut de conseils ils se jettent presque tous sur les Selectae, sur la Grammaire et le Dictionnaire de l'École de Nancy. C'est de ces ouvrages que je dois dire quelques

mots.

Pour le Spécimen des Pourânas, que M. L. appelle aussi le second Selectae, je puis me contenter de renvoyer le lecteur à l'article de M. Stanislas Guyard dans le Journal asiatique (mars-avril 1869, p. 378); il y verra que ce livre est une simple reproduction, non pas toujours très-heureuse, d'une publication ancienne de Stenzler. Pour donner une idée du premier Selectae (Selectae e sanscriticis scriptoribus paginae. 1867), je dirai seulement que dans un fragment du Mahâbharata (p. 107) qu'il suffisait de copier en le transcrivant d'après l'une ou l'autre des deux éditions de ce poème, les auteurs ont trouvé le moyen de commettre neuf fautes grossières sur les six premières stances'. Qu'on juge du reste. Le Dictionnaire sanscrit-français, est encore de toutes ces publications la plus excusable, malgré ses défauts, parce qu'elle est la seule en Europe qui offre à bas prix une nombreuse collection de mots. Toutefois, si l'on songe que ceux qu'elle contient en plus que les autres petits dictionnaires sont surtout des mots peu usités, qu'un étudiant ne rencontrera guère dans les textes les plus connus, et qu'un savant, en supposant qu'il ouvre ce livre, n'osera jamais citer sans recourir au dictionnaire de Wilson auquel ils sont empruntés, on voit que cet avantage apparent perd de son importance; et pour rester au point de vue de l'enseignement, qui est aussi celui des auteurs, si le glossaire de Bopp (en latin), qui ne coûte guère davantage, est beaucoup moins complet, en revanche un petit nombre de mots étudiés dans cet ouvrage donneront toujours à un commençant des connaissances beaucoup plus nettes et plus exactes que la richesse mal digérée du dictionnaire sanscrit-français. Mais un livre pour lequel la critique ne saurait se montrer trop sévère, c'est la grammaire publiée sous ce titre : Méthode pour étudier la langue sanscrite, Paris, 1859. 2o éd. 1861. Comprend-on que dans un temps où l'Allemagne avait déjà senti la nécessité de modifier l'enseignement des grammaires grecque et latine d'après les résultats acquis de la grammaire comparée, et où la Grammaire grecque de Curtius, publiée pour répondre à ce besoin, y atteignait sa quatrième édition (Prague. 1859), depuis suivie de plusieurs autres, deux savants qui en qualité d'indianistes auraient dû se faire en France les promoteurs d'une réforme analogue 2, aient conçu l'incroyable plan d'une grammaire sanscrite ramenée bon gré mal gré à celui de la Méthode grecque de Burnouf le père? Ce que devient en particulier la conjugaison sanscrite sur

1. 1 d -purah sarah en deux mots; 3 c prakrir yayam pour prakriyeyam (= prakriya iyam); 4 d' Kim tu (= mais) pour Kim nu (= pourquoi?); 5 d sámnáuva pour samnaiva; det 6b pratyagrnnathah pour pratyagrhnathah (deux fois); 6 cd nyastaçastrasvám pour nyastaçastras tvam; 6 d sudurmata pour sudurmate; en tête de la stance 6 un hémistiche entier est omis ce qui produit une fausse coupe des stances jusqu'à la stance 34.

2. On peut espérer que cette réforme ne se fera plus longtemps attendre, grâce à la grammaire grecque de M. Bailly, actuellement sous presse.

ce lit de Procuste, on peut le deviner. Mais ce qu'il est difficile au lecteur d'imaginer, et au critique de lui faire croire sans accumuler des détails qui seraient ici hors de place, c'est la façon dont les règles sont estropiées de manière à dire plus ou moins qu'elles ne doivent dire, tout l'ouvrage et jusqu'aux paradigmes défigurés par d'innombrables fautes d'impression, souvent enfin les barbarismes répétés de façon à enlever aux auteurs l'excuse, si c'en est une, de la négligence. Qu'on se figure une grammaire latine où on rencontrerait une série comme la suivante: corpus, corporem, corpores', ou une grammaire française où se lirait celle-ci un vell éder, le velbéder, les velbéders, etc.

M. B. a cru devoir associer son nom, l'illustre nom de Burnouf, à ces trois dernières publications, et le mieux qu'on puisse faire, dans l'intérêt de sa réputation d'indianiste, c'est d'y réduire sa collaboration à la plus faible part possible. Il a donné seul en 1861 le texte et la traduction de la Bhagavad-Gità. Cette publication a sur celle de Schlegel et Lassen (Bonn, 1846), comprenant également le texte avec une traduction latine, l'avantage d'être moins coûteuse: la transcription donnée du texte des éditeurs aliemands d'après le système de l'École de Nancy n'est sans doute pas toujours aussi malheureuse que celle de la stance III. 144 par exemple, et pour ce que l'auteur appelle «< notre traduction » de la Bhagavad-Gîtâ » (La science des religions, p. 182 en note), M. B. sait le latin, et ce n'est pas sa faute si celui de Schlegel et Lassen est parfois amphibologique ainsi, si les traducteurs allemands dans la phrase « is omni negotio » vacats » (III. 7), avaient substitué par exemple opere à negotio, ils n'auraient pas induit M. B. à prendre pour un datif un ablatif qui n'en diffère pas en latin, et à traduire : «< celui-là ne dédaigne aucune œuvre. » Enfin M. B. a publié un Essai sur le Véda dont je ne dirai rien ici, si ce n'est que, comme il l'annonce lui-même dans sa préface, il y suit ordinairement la traduction de Langlois.

Ce trop long préambule m'a paru nécessaire pour faire apprécier à leur juste valeur les titres de M. B. comme indianiste. J'arrive enfin à La Science des religions, réimpression d'articles publiés à différentes dates dans la Revue des DeuxMondes.

Cet ouvrage n'est pas seulement un livre d'histoire, c'est aussi un livre de doctrine. L'auteur ne s'y borne pas à déterminer la nature de la religion âryenne primitive, où il croit trouver, à un état de développement plus ou moins avancé, la conception métaphysique de Dieu comme principe de toutes choses immanent

1. ahas, ahanam, ahánas (p. 163).

2. Rxubhin, Rxubhás, Rxubhánam (p. 161).

3. Ce système, dû à M. le baron de Dumast, doit, de l'avis de M. L., devenir universel « comme le système métrique » (Jardin des racines). De transcription parfaite, je n'en connais pas. Il est très-difficile en effet d'atteindre à la fois les deux buts qu'il faut avoir en vue l'exactitude scientifique et l'intérêt pratique. Le système de l'Ecole de Nancy s'écarte à peu près également de l'un et de l'autre.

4. Karma Brahmad bhavam viddhi; Brahma axarasamudbhavam, pour Brahma-udbhavam et Brahma.

5. tasya karyam na vidyate.

dans l'univers, et à démontrer que cette conception, avec ses formes symboliques, le dogme de la trinité et la théorie du feu médiateur, forme également le fond, essentiellement âryen, du christianisme. Il professe en outre l'opinion que les dernières découvertes de la science, et particulièrement celle de l'unité des agents physiques réduits tous au mouvement, conduisent nécessairement le métaphysicien à la même conception panthéistique du monde. L'analyse rigoureuse des modernes viendrait ainsi donner raison à la synthèse hardie des premiers âges, et la religion se trouverait identique à la science. M. B. m'excusera de ne pas le suivre dans la partie purement philosophique de son œuvre et de réduire mon examen à la partie historique.

Quand je dis << partie historique, » ce n'est pas que la méthode y soit toujours rigoureusement conforme à celle qui s'impose aux travaux de cet ordre. Je vois bien que M. B. cherche à expliquer la transmission aux gentils de la « doctrine » secrète » de Jésus par l'intermédiaire de Jean qui l'aurait reçue de lui et de Paul qui l'aurait de façon ou d'autre retrouvée; j'apprends que Jésus tenait la même doctrine de certaines sectes juives auxquelles elle avait été confiée par les Perses pendant la captivité; je rencontre l'affirmation, fondée parait-il sur les démonstrations de Bunsen, que l'Avesta renferme explicitement toute la métaphysique des chrétiens, et on me rappelle enfin que les Perses sont les frères des Hindous et que le plus ancien monument de ces derniers est le Rig-Véda. Mais une fois cet effort tenté pour expliquer la parenté surprenante qu'on va signaler entre les croyances des premiers chrétiens et celles des antiques âryas, on supprime brusquement tous les anneaux de la chaîne, et on compare directement les doctrines de Viçvâmitra et de Vasichta, ou ce qu'on donne pour tel, à celles de Paul et de Jean. Le lecteur appréciera une telle méthode. Passons.

Les âryas, nous dit-on, avaient découvert l'existence d'un principe unique, qu'ils nommèrent le feu, mais qui était tout autre chose que le feu physique; ils reconnurent ses trois principales manifestations dans le mouvement, la vie et la pensée, et conçurent le dogme de la trinité dans les trois personnes du Soleil, du Feu et du vent. Le dogme de la trinité est le point de départ de M. B., et comme l'opinion qu'il professe sur son ancienneté et son importance peut, dans l'esprit de beaucoup de ses lecteurs, emprunter quelque autorité aux idées plus ou moins vagues qui ont cours dans le public sur la trinité indienne, il me paraît nécessaire d'entrer au sujet de celle-ci dans quelques explications. Pendant la période brahmanique elle paraît n'avoir guère d'importance religieuse, Brahmâ n'étant à peu près l'objet d'aucune adoration, et les cultes de Vichnou et de Çiva tendant de plus en plus à s'isoler et à constituer la foi de deux sectes distinctes. Elle n'a pas plus d'importance philosophique; car dans le système orthodoxe par excellence, le Védanta, c'est le principe de l'unité absolue qui règne, et on voit seulement les sectateurs de Vichnou et de Çiva accommoder séparément ce système à leur culte, en identifiant leur divinité particulière avec l'âme suprême; le principal des systèmes hétérodoxes, le Sânkhya aboutit à une sorte de dualisme entre

l'âme multiple et la nature unique, qui s'éloigne encore plus du prétendu dogme
de la trinité. La triade des dieux brahmaniques n'apparaît guère constituée avec
son sens cosmogonique que dans les Pourànas, œuvres très-modernes, et qui
ont pu donner une signification toute nouvelle aux traditions, d'ailleurs proba-
blement anciennes, qu'elles nous ont conservées. Cette trinité s'explique assez
bien d'ailleurs comme un souvenir de la trinité dite védique du Soleil, du Feu
et du Vent, Brahmâ paraissant représenter Agni, Vichnou étant dans le Rig-Véda
un dieu solaire, et Çiva représentant Roudra qu'on peut à certains égards rappro-
cher de Vâyou. Mais il ne faut voir sans doute dans cette triade plus ancienne
que la forme dernière et la plus simple d'une classification des dieux védiques,
qui se trouve réalisée dans Yâska à une époque bien postérieure à celle des
hymnes, et dont on peut tout au plus voir le germe dans le chiffre de trente-trois
dieux, plusieurs fois cité dans le Rig-Véda, dans les trois pas, ou plutôt dans les
trois places de Vichnou, et dans les trois naissances d'Agni, et l'origine dans la
division de l'univers en trois mondes: le ciel, l'atmosphère et la terre. Cette
division conduisait naturellement à rapprocher trois divinités répondant aux trois
mondes, comme dans ce vers d'un hymne d'ailleurs récent du Rig-Véda : X,
158, 1: « Que le Soleil nous protége du haut du ciel, Vâyou de l'atmosphère,
» Agni de la terre! » On ne voit même pas que cette réduction du polythéisme
primitif à trois personnes divines marque une étape bien distincte dans ce que
M. Muir appelle les « Progrès de la Religion védique dans le sens des concep-
» tions abstraites de la divinité » (Sanskrit Texts, vol. V, p, 350). Maintenant,
M. B. croit trouver le dogme de la trinité dans le Rig-Véda, je dis le dogme
avec son sens profond et panthéistique, et en général il est porté à chercher des
idées philosophiques dans la plupart de ces hymnes où d'autres ne trouvent que
de brillantes images, que des descriptions émues des phénomènes naturels. C'est
une manière de voir comme une autre, et, quoi qu'en pense M. B. (voy. p. 403),
les études védiques ne sont pas encore tellement avancées qu'il n'y ait place dans
leur domaine pour bien des interprétations différentes. Seulement il ne faudrait
pas chercher à soutenir l'une de ces interprétations par des affirmations comme
celles-ci :

P. 196. « Les hymnes dont il (le Véda) est composé énoncent explicitement
» la doctrine fondamentale (la même que la doctrine secrète de Jésus d'après
>> M. B.) qui se perpétue à travers les siècles, et ils affirment en termes non
>> ambigus que le culte, les symboles, les rites et enfin les dieux (?) sont l'œuvre
» des hommes; ils racontent la manière dont chacune de ces choses a été conçue,
>> le but pour lequel elle a été créée, la pensée qu'elle représente, le phénomène
physique ou moral auquel elle correspond. »

P. 404. « Non-seulement ils (les auteurs des hymnes) se déclarent eux-mêmes
>> auteurs des dieux, » auteurs du sacrifice, créateurs des symboles et des for-
» mules sacrées; mais en identifiant avec leur propre pensée l'être pensant, avec
>> leur vie individuelle le principe commun de la vie, et avec le feu, considéré
» comme universel, tous les phénomènes de la chaleur et du mouvement, ils

>> sentent et ils proclament que ce sont eux-mêmes qui découvrent ces vérités. » Ne semblerait-il pas à qui lit ces lignes, que le Véda n'a plus de mystères, au moins pour M. B. ? L'énergie de l'affirmation est d'ailleurs dans ses habitudes de style; qu'on en juge par les phrases suivantes :

P. 295. « Nous avons vu en effet que la théorie du Christ, de beaucoup anté» rieure à Jésus, est âryenne et identique à celle d'Agni dans le Véda. Il en est » de même de celle de Dieu le père, le même que Sûrya (le Soleil) et ensuite » que Brahma, et de celle du Saint-Esprit, que l'étude la plus élémentaire » permet de reconnaître en Vâyou..... On ne peut donc pas raisonnablement » douter que le christianisme ne soit la religion âryenne elle-même, etc. >>

Avec cette dernière citation nous touchons aux rapprochements de détail entre la religion védique et le christianisme. Ces rapprochements sont des plus frappants, et la raison en est bien simple: c'est que M. B. explique successivement le christianisme par le Véda et le Véda par le christianisme. Il trahit luimême le secret de sa méthode dans la phrase suivante que j'engage ses lecteurs à méditer :

P. 241. « Il serait bien à désirer qu'un indianiste habile, possédant les théories mystiques des autres cultes âryens et du christianisme, fit de ce livre sacré (du Rig-Véda) une traduction nouvelle, plus précise (?) que celle de M. J. Langlois, et plus intelligible (?) que les versions anglaises ou allemandes. >>

S'il n'y fallait que de l'habileté, M. B. qui, provisoirement du reste, continue à serrer Langlois d'assez près, me paraîtrait plus propre qu'aucun autre à remplir ce programme. J'en juge, moins par des traductions qui sont rares dans son livre, que par la manière dont il s'entend à raconter le Rig-Véda :

P. 165. « Les dieux arrivent invisibles: aucun des assistants ne doute de leur » présence réelle autour du foyer, dans le feu et dans l'hostie. »

P. 232. « Sa naissance (la naissance du feu) est mystique : car d'une certaine » manière, il a un père terrestre qui porte le nom de Tvashtr, c'est-à-dire de >> charpentier; d'une autre manière, venu du ciel par une voie mystérieuse, il » est conçu dans le sein maternel par l'acte de Vâyu qui est l'esprit. >>

P. 237. « Du milieu de l'enceinte où il trône, il enseigne les docteurs, etc. » P. 238. « Le jus de cette plante (du Sôma) est devenu la liqueur sacrée chez » tous les peuples âryens. Agni réside en elle; il y est présent quoique invisible; » c'est ce qu'affirment maintes fois les poètes védiques, comme un dogme reconnu » de leur temps. »

P. 239. « La sainte table védique consistait en gazon..... que l'on étendait à >> terre; les prêtres et après eux les convives du banquet divin recevaient chacun >> sa part de l'hostie et la mangeaient comme un aliment choisi, dans lequel Agni » était enfermé..... Agni est aussi présent dans l'offrande solide. C'est ce dont >> les auteurs du Véda ne font aucun doute. »>

P. 252. « On y voit (dans le Véda) presque toujours Agni s'offrir lui-même dans » le feu de l'autel, sous la double apparence du gâteau sacré et de la liqueur spi>> ritueuse du Sôma, ou, comme on dit chez nous, du pain et du vin. >>

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