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Nous voulons l'espérer; mais il n'est nullement établi que la réalisation même d'une telle espérance dût tourner au profit de la famille. Dans l'état actuel de nos ateliers, les ouvriers les mieux payés ne sont ni les plus rangés, ni les plus heureux; on peut même dire qu'ils ne sont pas les plus riches. Ainsi, à quelque point de vue qu'on se place, c'est une réforme morale qu'il s'agit de faire. C'est en vivant dans son intérieur, en préférant le bonheur domestique à tous les ruineux et dégradants plaisirs du cabaret, qu'un ouvrier triomphe de la sévérité de sa condition, et c'est à le rendre capable de soutenir et de conduire une famille qu'il faut faire servir toutes les forces de la bienfaisance publique et privée. L'espoir d'élever le salaire des ouvriers sans talent au-dessus de leurs besoins quotidiens est lointain et peut-être chimérique; mais on peut dès aujourd'hui rendre leur vie heureuse, avec des ressources restreintes, en la rendant honnête.

Rétablir la vie de famille, sans commencer par ramener la femme et la mère dans la maison, est assurément une tâche difficile. La femme est toute la famille, puisque c'est elle qui rend la famille aimable, et qui prépare les enfants aux vertus et aux devoirs de la vie domestique. Mais aujourd'hui que, dans nos centres industriels, la famille est désorganisée par l'absence de l'épouse et de la mère, on est forcé de recourir à des moyens de

salut indirects, et d'agir sur l'homme pour sauver la femme. Il faut faire lentement, par un système d'institutions et d'enseignement, ce que la femme fera sûrement et promptement quand elle sera rendue à sa destinée et à sa mission.

Est-ce une contradiction? nullement. C'est la famille qui réformera l'ouvrier; et c'est en améliorant l'ouvrier, par des moyens plus lents et moins infaillibles, que nous arriverons à restaurer la famille. L'amélioration morale de l'ouvrier et la restauration de la vie de famille sont deux biens qui ne peuvent aller l'un sans l'autre; chacun d'eux est à la fois la cause et l'effet. Nous passons aujourd'hui par le chemin le plus long, parce qu'il est le seul accessible; mais aussitôt que nous aurons émancipé, affranchi, fortifié l'ouvrier, et que cette première conquête nous aura valu la conquête plus précieuse encore de la vie de famille, toutes les réformes deviendront faciles et durables. Commençons donc par la liberté. Mettons le travailleur en état de disposer de sa propre force et de gouverner librement sa vie.

Dans l'antiquité, le travail était esclave; depuis l'avénement du christianisme, il est libre en principe, et tend de jour en jour à le devenir davantage dans la pratique. Les théories communistes, en tarifant les salaires et en ôtant à l'ouvrier la libre disposition de sa force, qui est son apport social,

remontent le courant et nous ramènent au travail esclave. Il en est de même de l'assistance privée, quand elle prend l'ouvrier en tutelle, sous prétexte de l'éclairer sur ses intérêts, de lui apprendre ses devoirs et de le surveiller jusque dans ses plaisirs. Loin de traiter les ouvriers en mineurs et en incapables, hâtons-nous d'en faire des hommes. Il y a pour cela trois moyens développer chez eux le sentiment de la responsabilité individuelle; fortifier leur volonté par l'éducation, le travail et l'épargne; les rattacher aux intérêts généraux de la société en leur facilitant l'accès de la propriété. Voilà la seule méthode véritablement libérale, véritablement humaine, la seule qui puisse ramener l'ouvrier dans la famille, et détruire définitivement le paupérisme en détruisant la débauche.

CHAPITRE II.

LA MENDICITÉ ET SES EFFETS.

Puisqu'il s'agit de faire des hommes, il faut renoncer résolument à l'aumône1. Les dons gratuits sont comme les loteries, qui font déserter le travail et dédaigner le salaire. Pour quelques sous que vous donnez aux malheureux, vous leur prenez leur seule dignité le sentiment de l'indépendance, et leur seule richesse: le goût et l'habitude du travail. Vous faites des mendiants de ces lutteurs. Quand on n'a jamais pénétré dans les quartiers populeux d'une ville de fabrique, on ne voit pas clairement ce qu'il y a de commun entre un mendiant et un ouvrier; mais, il faut bien le dire, quoiqu'il en coûte, parce que cela est vrai et que cela est déplorable, plus de la moitié des ménages d'ouvriers sont à l'aumône. Et nous ne parlons pas ici de ces

1. Voyez le rapport de M. Thiers à l'Assemblée législative sur l'assistance publique, et l'article de M. Louis Reybaud dans la Revue des Deux Mondes du 1er avril 1855.

libéralités de hasard, arrachées presque toujours par l'importunité; nous parlons de secours portés à domicile par les membres des sociétés charitables, avec la science et la régularité d'une administration publique.

Rien de plus touchant que l'ardente charité et le zèle infatigable des donateurs. Chacun d'eux a sa comptabilité en règle, ses bons de pain, de soupe et de vêtements, son registre sur lequel il inscrit le nom des familles assistées dans sa circonscription et les libéralités dont elles sont l'objet. Presque chaque jour, quittant sa famille et ses affaires, il se rend chez ses pauvres pour s'assurer par ses yeux de la réalité des besoins, et pour joindre aux aumônes qu'il distribue des exhortations, des conseils, des félicitations, des réprimandes. Souvent aussi, quand l'ouvrage manque, il indique les fabricants qui pourront en donner. On le connaît dans toutes les manufactures; car il ne va pas moins souvent chez le riche, pour y recueillir des offrandes, que chez le pauvre, pour y porter des aumônes. Quelquesuns pansent les malades de leurs propres mains, comme pourrait le faire une sœur de charité. Aucun des besoins physiques et des intérêts moraux de la famille ne les trouve indifférents. Ils exercent, en un mot, une tutelle très-active et en général trèséclairée.

Mais que résulte-t-il le plus souvent de tant de

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