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nique, et les deux autres qui appiècent la chemise, c'est à-dire qui en assemblent et en faufilent les diverses parties. L'économie de temps ou d'argent, car c'est tout un, se trouve ainsi réduite à la moitié : trois femmes avec une machine font dans une journée la besogne de six femmes. Il est clair que c'est l'enfance de l'art et qu'on atteindra une vitesse beaucoup plus grande. L'achat de la machine est pour le moment assez dispendieux. On en voit annoncer de tous côtés au prix de 200 francs, c'est le chiffre le moins élevé; beaucoup de bonnes maisons tiennent les machines les plus simples au taux de 500 francs, et vendent jusqu'à 900 francs les machines à coudre le cuir. Tous ces prix seront réduits de moitié à l'expiration des brevets. On arrivera aussi à établir assez solidement les appareils pour supprimer en grande partie les frais d'entretien. Avec de bons instruments et des ouvrières exercées, il est possible d'obtenir d'une seule machine dix-huit chemises par jour, ce qui abaisse la façon d'une chemise à 20 centimes. Il faut quatre heures à une ouvrière pour faire à la main une chemise pareille.

Après une assez longue hésitation, l'habitude de coudre à la mécanique tend à se généraliser. A Mulhouse, on emploie les couseuses mécaniques dans les manufactures; à Reims, les blousiers, les chemisiers, les tailleurs, les cordonniers se les approprient.

La plupart du temps ce sont les patrons qui les achètent pour les ouvrières qu'ils emploient, en se faisant rembourser par des retenues sur les salaires. Tant que les machines coûteront cher, à cause des brevets, il sera impossible aux ouvrières isolées d'en faire l'acquisition; au contraire, les prisons, les couvents, les régiments, les manufactures en seront promptement pourvus. Il y en a trente-six à la prison de Saint-Lazare à Paris; presque toutes les maisons centrales, presque tous les régiments en ont acheté1. Sans doute, les régiments ne travaillent pas pour le public, et en ce sens ils ne font pas concurrence aux ouvrières; mais il n'y a dans les compagnies hors rang chargées de l'habillement de la troupe, que des tailleurs et des cordonniers; on confectionne au dehors les chemises, les guêtres, les caleçons, les havresacs, la passementerie. Même pour l'habillement proprement dit, le maître tailleur ne fait guère coudre par ses hommes que les tuniques, il donne les pantalons à coudre à des entrepreneurs civils. Si l'introduction des machines ne coïncide pas avec une diminution de l'effectif des compagnies hors rang, il y aura donc là encore une perte notable pour l'industrie privée.

En somme, les ouvrières à l'aiguille forment plus de la moitié du nombre total des ouvrières.

1. Dès le mois de septembre 1859, il y avait 481 machines à coudre employées dans les régiments.

Parmi elles, il y a lieu de distinguer les ouvrières d'un talent exceptionnel qui travaillent pour la commande, et les ouvrières sans talent, ou d'un talent ordinaire qui travaillent pour la confection.

Les premières sont l'exception; leur nombre va en décroissant. La moyenne de leurs salaires a plutôt augmenté que diminué depuis 1847; en la fixant à 2 francs par jour, comme à cette époque, on reste vraisemblablement au-dessous de la vérité.

Les secondes, qui sont incomparablement plus nombreuses, n'ont pas participé à l'élévation croissante des salaires. La concurrence, le commerce en gros, les machines, ont maintenu le bas prix des objets confectionnés et de la main-d'œuvre. Le chiffre de 1 franc 42 centimes, indiqué par l'enquête de 1851 et qui a été taxé d'exagération, në s'est assurément pas amélioré; il est très-probable qu'il faut descendre, en ce moment, au-dessous de 1 franc 25 centimes pour une journée de douze heures. Les causes qui ont amené cette dépréciation continuant à agir, on ne saurait prévoir à quel taux le mouvement de baisse s'arrêtera.

Ces chiffres de 2 francs pour la première catégorie d'ouvrières, et de 1 franc 25 centimes pour la seconde, sont les chiffres de Paris. Il n'est pas possible d'indiquer une moyenne pour toute la France; pour plusieurs de nos départements les salaires sont inférieurs à ceux de Paris de plus de moitié.

Dans cette évaluation approximative des salaires, nous n'avons pas fait entrer en ligne de compte les chômages périodiques connus sous le nom de mortes-saisons.

CHAPITRE V.

CONDITION DES OUVRIÈRES.

Essayons maintenant, avec les données que nous venons de recueillir sur la condition du travail et le taux des salaires, de nous rendre compte de la position d'une femme obligée de vivre à Paris du travail de ses mains. Nous ne parlons pas de celles qui vivent au sein de leur famille. Dans l'état actuel des salaires et malgré la cherté de toutes les denrées, un ouvrier laborieux et rangé peut vivre convenablement, lui et les siens. S'il apporte fidèlement chaque samedi le salaire de la semaine, si la mère de famille de son côté et les enfants, à mesure qu'ils sont en âge, ajoutent à la masse un petit pécule, la nourriture sera abondante quoique grossière, le logement proprement tenu; les enfants ne souffriront ni du froid ni de l'abandon; ils fréquenteront l'école gratuite, et on aura encore, toutes dépenses faites, quelques deniers pour l'épargne. C'est là assurément une existence rude : douze heures d'un travail pénible tous les jours, sans autre repos que ce

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