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dant que leurs doigts agiles poussent l'aiguille sans relâche. Elles n'ont pas, ou elles ont rarement des contre-maîtres, des hommes occupés avec elles dans le même atelier, ou travaillant dans un atelier voisin pour la même fabrique; elles ne se sentent pas emportées violemment en dehors de leurs relations, de leurs habitudes et de leurs occupations naturelles. En un mot, les ateliers de la petite industrie sont comme un intermédiaire entre le régime des manufactures et la vie de famille.

Il semblerait naturel, dans les recherches qui vont suivre, de distinguer les professions qui s'exercent en ateliers et celles qui occupent les femmes à domicile; mais cela est impossible, parce qu'on travaille des deux façons dans presque tous les corps d'état. L'entrepreneuse a un petit atelier auprès d'elle pour les ouvrages difficiles qui doivent être faits sous sa surveillance immédiate; elle donne le reste à emporter. Quelquefois même cette organisation n'a rien de fixe; l'atelier se forme pour un travail pressé et important, il se dissout quand on rentre dans les conditions ordinaires; chaque ouvrière retourne à ses habitudes, sauf à revenir encore dans un autre moment de presse.

Nos études nous transporteront d'abord sur divers points de la France, jusqu'à ce que nous venions les concentrer dans Paris, qui est le foyer principal du travail des femmes. Il y a des métiers

qu'on retrouve partout, parce qu'ils sont partout d'une nécessité immédiate; .telles sont les blanchisseuses et les repasseuses, les lingères, les couturières, les modistes, etc.; d'autres se sont transformés, sans qu'on puisse toujours en connaître la cause, en industries locales. Ainsi la dentelle se fait en Normandie et en Auvergne, les gants dans l'Isère, la broderie et les chapeaux de paille en Lorraine, la taille des pierres fines et fausses dans le Jura. Paris dirige de loin toute cette production, tandis qu'il fait faire directement les beaux travaux d'aiguille dans ses propres ateliers par plus de cent mille ouvrières. Pour nous reconnaître au milieu d'industries si diverses et si dispersées, il est nécessaire d'établir entre elles un certain ordre; nous les partagerons en deux catégories, suivant qu'elles ont ou qu'elles n'ont pas l'aiguille pour principal instrument. L'aiguille est jusqu'ici l'outil féminin par excellence; plus de la moitié des femmes qui vivent de leur travail sont armées du dé et de l'aiguille. C'est donc là le gros bataillon. Nous le réserverons pour la fin, et nous ferons d'abord la revue de nos troupes légères, en commençant par les industries qui se rapportent à l'habillement et à la toilette; car c'est toujours là qu'en reviennent les femmes, et elles sont comme égarées dans les travaux d'une autre nature.

Une course rapide à travers les professions exer

cées par les femmes va nous donner la preuve irréfragable que leur salaire n'est presque jamais égal à leurs besoins. Il ne suffit pas de savoir que cette plaie existe; il faut la voir de ses yeux, il faut la sonder jusqu'au fond. C'est un douloureux devoir, mais c'est un devoir. Comme nous avons montré que la famille ne saurait subsister sans la présence continuelle de la femme, nous allons montrer à présent que la femme ne saurait vivre en dehors de la famille.

CHAPITRE II.

PETITS MÉTIERS QUI N'ONT PAS L'AIGUILLE
POUR INSTRUMENT.

On se ferait une idée très-fausse de l'industrie des fils et tissus, si l'on croyait qu'elle a complétement abandonné le travail à la main. L'ancien métier, que le métier à vapeur finira peut-être par détruire, est encore debout tout autour des usines. On le trouve partout, dans les caves, dans les cabanes. La manufacture élève ses hautes cheminées au milieu de cette population industrieuse, comme autrefois le château féodal dominait les humbles maisons de paysans. Nous commencerons naturellement notre étude par cette petite industrie, qui subsiste en quelque sorte dans la grande.

Quand on vient de visiter une de ces vastes usines où cinq cents métiers roulant à la fois au milieu d'un tapage assourdissant donnent le spectacle émouvant de la fécondité et de la puissance de la grande industrie, il est curieux de traverser une rue, de descendre une vingtaine de marches et de

se trouver tout à coup dans l'atelier d'un tisserand à bras. La cave est éclairée, comme toutes les caves, par un soupirail; elle est assez fraîche pour que le fil ne casse pas, et ne l'est pas assez pour le charger d'humidité; le métier la remplit souvent tout entière, le tisserand est obligé de passer sous le bâti et de se glisser entre les leviers pour rattacher les fils rompus. Ces grands et lourds montants à peine dégrossis, ces lisses qui se meuvent avec un bruit criard, ces cordes qui grincent dans les poulies, tous ces engins d'une simplicité primitive contrastent avec l'élégant petit métier de fer que la vapeur fait mouvoir avec une si prestigieuse rapidité. La plupart des tisserands à bras sont seuls dans leur cave et travaillent pour ainsi dire en cellule; quelquefois il y a deux métiers dans la même chambre, rarement plus. Quand ils sont là tout le jour sur leur sellette, la main sur le battant et les pieds sur les leviers, il ne tient qu'à eux de s'imaginer qu'il n'y a eu de révolution ni dans la société ni dans l'industrie, et que la machine de Watt ne mugit pas à quelques mètres de leur métier.

Le coton est tissé mécaniquement à toutes les finesses en Alsace, en Normandie, dans le Nord; les métiers à la main font exception dans cette spécialité, et leur nombre va toujours en diminuant1.

1. Un métier mécanique fait 25 mètres en moyenne par jour,

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