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CHAPITRE III.

L'IVROGNERIE, LE LIBERTINAGE ET LEURS SUITES.

C'est l'homme qui fait sa destinée bien plus que les circonstances. Quand l'industrie d'un pays l'emporte sur celle d'un autre, et qu'on cherche la cause de cette supériorité, on dit : c'est la houille, ou la matière première, ou l'outillage, ou la loi. On serait plus près de la vérité en disant c'est l'homme. L'homme peut vaincre même la mort, et la preuve, c'est qu'on a fait une loi en Angleterre qui, en un an, a réduit la mortalité dans les logements d'ouvriers à 7 sur 1000, tandis qu'elle était de 22 sur 1000 pour la capitale entière, de 40 sur 1000 pour la paroisse de Kensington'. M. Villermé raconte que, toutes les villes de fabrique souffrant du chômage du lundi, la place de Sedan seule réussit à l'abolir; cependant les ouvriers étaient les mêmes à Mulhouse, à Saint-Quentin, à Sedan; mais à Sedan les maîtres avaient su vouloir dans une cause juste.

1. Common lodging houses act, 1851.

De même, pour la bonne condition de l'ouvrier dans l'intérieur de la fabrique, il suffit que le maître. veuille; avec le temps, il est certain de réussir.

Cependant il est une autre volonté qui importe plus au bien-être de l'ouvrier que celle du patron, et c'est la volonté de l'ouvrier lui-même. Il n'y a, pour s'en convaincre, qu'à jeter les yeux sur la feuille des salaires dans une fabrique. Un ouvrier attentif, habile, fait nécessairement en un temps donné bien plus d'ouvrage qu'un travailleur ordinaire. Cette simple observation a de l'importance parce qu'elle peut devenir un argument contre les journées trop prolongées; il est toujours avantageux pour l'industrie de produire beaucoup en peu de temps, à cause du prix considérable des forces motrices. Voici des chiffres relevés, au mois d'avril 1860, sur les livres d'un tissage mécanique à Saint-Quentin. Un ouvrier tisseur, en douze jours, avait gagné 54 francs 70 centimes; un autre, pour le même temps, dans les mêmes conditions de santé et de travail, 25 francs. Le mari et la femme, conduisant ensemble six métiers mécaniques, avaient gagné 84 francs en douze jours; un père de famille, avec son fils âgé de quatorze ans et sa fille âgée de seize ans, avaient gagné en douze jours 87 francs 50 centimes; le salaire de la fille était le plus élevé, il montait à 33 francs 95 centimes. La plupart de ses compagnes, en donnant le même temps à l'atelier, arrivaient difficile

ment à 18 francs. Il est juste de reconnaître qu'il y a, dans un même atelier, des genres d'ouvrages plus avantageux les uns que les autres, mais ce n'était pas le cas pour la jeune fille dont nous parlons, et d'ailleurs cette circonstance ne saurait à elle seule motiver des écarts aussi considérables. Des différences toutes pareilles ont été constatées dans un grand nombre d'ateliers, à Mulhouse et à Reims. Il ne faut pas les attribuer à la supériorité de la vigueur physique chez les ouvriers les mieux payés, puisque les femmes gagnent autant que les hommes; non, c'est la force de la volonté, plus que toute autre cause, qui fait le bon ouvrier.

On peut faire des observations analogues de peuple à peupl›. En général, l'ouvrier anglais est plus fort que l'ouvrier français, peut-être parce qu'il est mieux nourri; en revanche, l'ouvrier fran · çais est plus ingénieux et plus adroit. La supériorité de force peut donner l'avantage à l'ouvrier anglais pour les grands travaux de construction; mais pourquoi gagne-t-il de meilleures journées dans un atelier de tissage, où la force musculaire ne compte pour rien? Il faut répondre simplement que c'est parce qu'il le veut, et il faut se hâter d'apprendre à nos hommes à vouloir, ne fût-ce que par patriotisme, car la race supérieure est toujours celle qui sait vouloir.

Ce n'est pas seulement par la direction du travail que le sort de l'ouvrier dépend de lui-même, c'est

bien plus encore par le gouvernement de sa propre vie. La misère est certainement affreuse dans la plupart des centres industriels. Le nombre des ouvriers qui sont convenablement logés et nourris, qui peuvent donner quelque éducation à leurs enfants et les soigner dans leurs maladies, est déplorablement restreint. On en devrait conclure que le travail est rare, que les salaires sont minimes; nullement presque partout on demande des bras, et si la main-d'œuvre n'est pas payée à un très-haut prix, on peut dire au moins que les salaires n'ont pas cessé de s'accroître depuis dix ans, qu'ils sont constamment plus élevés dans la grande industrie que dans la petite. D'où vient donc l'état de malaise de la plupart des ouvriers? On est bien forcé de s'avouer qu'il vient d'eux-mêmes.

Pour rendre la démonstration évidente, il faudrait pouvoir faire connaître en détail le taux des salaires, tâche en vérité presque impossible, puisque, indépendamment des fluctuations occasionnées par la situation générale de l'industrie, ils varient pour chaque place, pour chaque corps d'état, et en quelque sorte pour chaque ouvrier. Quelques chiffres pris au hasard suffiront pour montrer qu'un ouvrier laborieux peut aisément gagner sa vie et celle de sa famille. On cite à Saint-Quentin des tisserands qui gagnent des journées de 6 ou 7 francs. Ce n'est point exagérer que de porter à 4 francs la moyenne

du salaire d'un ouvrier tisseur et d'un ouvrier fileur dans la plupart des centres industriels. A Mulhouse, où le taux n'est pas très-élevé, on l'évalue à 3 francs 33 centimes. Il y a très-peu de tisseurs à Mulhouse; 9 métiers sur 12 sont tenus par des femmes, qui gagnent 2 fr. environ. Dans la fabrique de Sedan, les tondeurs chargés de deux machines, les presseurs, les foulons et les décatisseurs gagnent 3 francs. Les femmes mêmes, si maltraitées dans l'industrie privée, trouvent des ressources très-supérieures dans les manufactures. La moyenne. de la journée d'une tisseuse est, dans plusieurs places, de 3 francs 50 centimes; il y en a qui gagnent 5 francs et même 6 francs, et les bénéfices obtenus dans ce corps d'état tendent à faire hausser le salaire dans presque tous les autres. Les ourdisseuses peuvent ourdir jusqu'à deux chaînes par jour; on leur paye à Elbeuf 1 franc 75 centimes ou 2 francs par chaîne, ce qui porte leurs journées à 3 francs et à 4 francs. Les rentrayeuses gagnent en général 2 francs pour des journées de dix heures. Quand la journée est prolongée, ce qui arrive fréquemment en hiver, parce que l'étoffe est plus défectueuse à cause de la diminution de la lumière, et demande un plus grand nombre de reprises, on leur paye chaque heure supplémentaire à raison de 20 centimes à Elbeuf et à Sedan. Dans cette dernière ville, l'usage est de compter tous les salaires par

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