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appliquent à la direction de la culture de leurs propriétés toute leur activité et toute leur science, honneur à eux! Mais il faut en convenir, ces jeunes gens sont rares; et plus rares encore sont ceux qui per

sévèrent.

Qu'on ne nous dise pas que nous voulons créer des castes, et que plusieurs hommes sortis pauvres des campagnes figurent dans les premiers rangs de l'armée, de l'administration et de l'industrie. Que les hautes classes se recrutent dans les classes inférieures parmi les hommes éminents par leurs lumières et leurs vertus, et qui de plus, ont pour eux les chances favorables; qui voudrait, qui pourrait s'y opposer? Mais ce sont toujours là des exceptions. Quant à ceux qui ont dû leur élévation aux seules agitations révolutionnaires, il est évident qu'ils forment encore exception. Voudrait-on sérieusement. que, pour la satisfaction.de quelques ambitions individuelles, on recommençât une révolution tous les dix ans !

Que deviennent en réalité la plupart de ces jeunes gens qui quittent la campagne pour venir à la ville y chercher une place, rarement un état? La moitié est misérable, le quart végète, l'autre quart réussit plus ou moins. C'est à ces derniers que leurs compatriotes portent envie, c'est à leurs succès que sont dues de nouvelles émigrations. Or, je le demande, parmi ces hommes qu'on dit avoir réussi, combien n'en est-il pas qui, à la fin de leur vie, récapitulant leurs douleurs et leurs angoisses, se disent à eux-mêmes: « Si c'était à recommencer, je resterais dans mon village. >

Le développement brusque de quelques branches

d'industrie, la création de quelques administrations nouvelles, la manie de multiplier les écritures, toutes ces circonstances concourent depuis quelques années à doubler le nombre des petites places et à quintupler le chiffre de ceux qui y aspirent; mais tout cela doit avoir un terme. Quelle que soit l'élasticité du budget, l'espoir des solliciteurs et la bonne volonté de quelques-uns de leurs représentants, on ne créera pourtant pas autant de places rétribuées qu'il y a de contribuables. Pour ceux qui surviendront, les chances seront donc de plus en plus faibles; qu'ils se le persuadent bien. Il en est de même pour ceux qui viennent dans les villes se livrer aux travaux de l'industrie; mais j'aurais trop à dire sur ce point, je suis obligé de passer outre.

Que tous les prêtres, que tous les instituteurs, que tous les maires, que tous les hommes instruits et sensés usent donc de leur influence pour retenir leurs compatriotes autour du foyer domestique. Ils contribueront ainsi à leur bonheur, ils contribueront à leur moralité (1).

Oui! la vie des champs moralise. C'est celle que Dieu avait prescrite à son peuple, celle dont les livres saints fout partout l'éloge, celle de ces pieux solitaires qui, au moyen-âge, défrichèrent et civilisèrent l'Europe; c'est encore aujourd'hui celle des populations qui ont le mieux conservé les saintes lois de la religion et de la morale. Comment en effet le sentiment et la pensée

(1) Pour le développement des idées qui précédent et de celles qui suivent, voir l'ouvrage de M. Tissot, professeur de philosophie à la faculté des lettres de Dijon : De la Manie du suicide et de l'Es– prit de révolte, 2o partie, Passim.

ne s'élèveraient-ils pas à la vue des merveilles de la nature, à la vue de cet univers où tout annonce la grandeur, la puissance et la bonté de Dieu! Les produits de l'industrie révèlent surtout la puissance de l'art, la puissance de l'homme; les produits de l'agriculture révèlent la puissance de Dieu. L'industriel croit tout faire, le laboureur au contraire sait que Dieu lui a dit : Aide-toi et je t'aiderai; il sait que c'est en vain qu'il confierait sa semence à la terre, si Dieu ne l'arrosait de ses pluies et ne la réchauffait de son soleil. Si son travail est récompensé, il se trouve donc naturellement porté à la reconnaissance; si ses espérances sont trompées et qu'il soit sage, il se résigne ; s'il ne l'est pas, il murmure; mais il ne se révolte pas, parce qu'il sait que, contre Dieu, toute révolte est absurde et impuissante. Au contraire, l'ouvrier de fabrique, lorsqu'il réussit, s'en attribue tout le mérite; si l'ouvrage vient à manquer, il s'en prend à son maître, se coalise, ou s'insurge.

Il est également plus facile de maintenir un esprit de paix et de charité entre ceux qui se livrent à l'agriculture. Par cela même que les producteurs sont trèsnombreux, il ne saurait y avoir concurrence réelle entre les habitants d'un même pays. Ils est d'ailleurs impossible d'accuser son voisin de ses revers. Une bonne récolte profite à tout le monde, une mauvaise récolte est préjudiciable à tous. Ailleurs, au contraire, on fonde souvent l'espoir de la fortune sur la ruine ou le malheur de son voisin; la perte de l'un peut faire la prospérité de l'autre ; et la concurrence donne souvent naissance à la haine et à l'envie.

On comprend d'un autre côté que l'imprévoyance est plus naturelle chez celui qui reçoit toutes les se

maines un salaire nouveau. Au contraire, le cultivateur, lorsqu'il a vendu sa récolte, doit puiser là-dessus toute l'année, pour lui et pour les siens; il le sait, et prend ses mesures en conséquence. Il sait encore que s'il ne garde du pain pour ses vieux jours, une poire pour la soif, comme il dit naïvement, il n'a point la triste ressource de l'Hôtel-Dieu ou de l'hôpital des vieillards; il devra toujours se suffire à luimême ; et cette idée, qui lui donne du courage, relève aussi sa dignité

L'habitant des campagnes n'est pas non plus continuellement exposé, comme celui des villes, au supplice de Tantale. Il n'est pas sans cesse témoin d'un luxe effréné et de dépenses exagérées : le riche cultivateur vit à peu près en tout point comme l'ouvrier qu'il emploie; il n'en est pas plus malheureux, et celui-ci ne souffre pas par le contraste. A la campagne, d'ailleurs, le contrôle de l'opinion est bien plus puissant qu'à la ville. Celui qui s'est fait une mauvaise réputation est souvent obligé de quitter.la localité. S'il est célibataire, il ne trouvera pas d'établissement convenable; s'il est ouvrier, il ne trouvera pas d'ouvrage. Si, malgré ses efforts, la misère venait l'atteindre, par cela même qu'elle ne serait pas méritée, il trouverait secours et sympathie. Mais celui qui ne doit sa pauvreté qu'à ses vices ne reste pas au milieu de ses compatriotes; il va cacher, dans le sein des villes, sa honte et ses déréglements.

J'ajouterai une dernière observation. Dans le commerce, le capital est toujours plus ou moins en jeu. En agriculture, le revenu seul, travail compris, se trouve menacé par une mauvaise récolte. Aussi le capital ne peut s'accroître que des économies opé

rées sur les revenus; cet accroissement est lent; mais, d'un autre côté, la ruine est difficile, par la même raison. L'agriculteur est donc à l'abri de ces chances qui mettent l'industriel en émoi. Il a moins à espérer, mais aussi moins à craindre ; il est plus calme, plus sûr de l'avenir; et cette tranquillité d'ame, qui contribue à son bonheur, est encore une heureuse disposition à recevoir l'influence moralisatrice.

Or, par qui et comment cette influence doit-elle être exercée? c'est ce qui nous reste à indiquer. L'école et le presbytère sont évidemment deux des principales sources où les populations rurales devront puiser, pour y trouver la nourriture nécessaire à la vie morale; ou plutôt ces deux sources fécondes doivent se répandre de toutes parts, et porter jusqu'aux lieux les plus arides leurs ondes fertilisantes.

Renfermé par le temps dans la limite que les convenances me prescrivent, je dois m'arrêter au milicu de ces considérations. Je terminerai, en jetant à la hâte quelques mots sur l'influence moralisatrice que les curés peuvent exercer sur les agriculteurs. Or, il est bien entendu que ce n'est point au prêtre que je m'adresse: le prêtre n'a point d'avis à recevoir de moi; je m'adresse à l'homme instruit, à l'homme moral, à l'homme qui doit toujours vouloir le bien. Professeur de Morale, il m'est bien permis de dire de quelle manière il me paraît que celle-ci doit être propagée.

Or, comprenons - le bien, si nous restons étrangers aux mœurs, aux habitudes, aux travaux, aux besoins, aux affections de ceux que nous voulons moraliser; lors même que nous aurious pour nous la science, l'éloquence et l'exemple d'une vie sainte;

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