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coups redoublés jusqu'à ce qu'ils aient assouvi leur petite colère. Quelquefois même ils se livrent entre eux de très-vifs combats : l'impatience paroît être leur âme ; s'ils s'approchent d'une fleur, et qu'ils la trouvent fanée, ils lui arrachent les pétales avec une précipitation qui marque leur dépit. Ils n'ont d'autre voix qu'un petit cri fréquent et répété; ils le font entendre dans les bois dès l'aurore, jusqu'à ce qu'aux premiers rayons du soleil tous prennent l'essor, et se dispersent dans les campagnes.

BUFFON.

LA MAISON, LES AMIS, LES PLAISIRS DE JEAN-JACQUES A LA CAMPAGNE, S'IL ÉTAIT RICHE.

Je n'irois pas me bátira une ville en campagne, et mettre au fond d'une province les Tuileries devant mon appartement. Sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée, j'aurois une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verts; et quoiqu'une couverture de chaume soit en toute saison la meilleure, je préférerois magnifiquement, non la triste ardoise, mais la tuile, parce qu'elle a l'air plus propre et plus gaie que le chaume, qu'on ne couvre pas autrement les maisons dans mon pays, et que cela me rappelleroit un peu l'heureux temps de ma jeunesse. J'aurois pour cour une basse-cour, et pour écurie une étable avec des vaches, pour avoir du laitage que j'aime beaucoup. J'aurois un potager pour jardin, et pour parc un joli verger. Les fruits, à la discrétion des promeneurs, ne seroient ni comptés ni cueillis par mon jardinier, et mon avare magnificence n'étaleroit point aux yeux des espaliers superbes auxquels à peine on osât toucher. Or, cette petite prodigalité seroit peu coûteuse, parce que j'aurois choisi mon asyle dans quelque province éloignée où l'on voit peu d'argent et beaucoup de denrées, et où règnent l'abondance et la pauvreté.

Là, je rassemblerois une société plus choisie que nombreuse

d'amis aimant le plaisir, et s'y connoissant, de femmes qui pussent sortir de leur fauteuil et se préter aux jeux champêtres, prendre quelquefois, au lieu de la navette et des cartes, la ligne, les gluaux, le râteau des faneuses et le panier des vendangeurs. Là, tous les airs de la ville seroient oubliés : et, devenus villageois au village, nous nous trouverions livrés à des foules d'amusements divers, qui ne nous donneroient chaque soir que l'embarras du choix pour le lendemain. L'exercice et la vie active nous feroient un nouvel estomac et de nouveaux goûts. Tous nos repas seroient des festins, où l'abondance plairoit plus que la délicatesse. La gaieté, les travaux rustiques, les folâtres jeux, sont les premiers cuisiniers du monde, et les ragoûts fins sont bien ridicules à des gens en haleine depuis le lever du soleil. Le service n'auroit pas plus d'ordre que d'élégance; la salle à manger seroit partout, dans le jardin, dans un bateau, sous un arbre, quelquefois au loin, près d'une source vive, sur l'herbe verdoyante et fraîche, sous des touffes d'aulnes et de coudriers : une longue procession de gais convives porteroit en chantant l'apprêt du festin; on auroit le gazon pour table et pour chaises; les bords de la fontaine serviroient de buffet, et le dessert pendroit aux arbres. Les mets seroient servis sans ordre, l'appétit dispenseroit des façons; chacun, se préférant ouvertement à tout autre, trouveroit bon que tout autre se préférât de même à lui: de cette familiarité cordiale et modérée, naîtroit sans grossièreté, sans fausseté, sans contrainte, un conflit badin,o plus charmant cent fois que la politesse, et plus fait pour lier les cœurs. Point d'importuns laquais épiant nos discours, critiquant tout bas nos maintiens, comptant nos morceaux d'un œil avide, s'amusant à nous faire attendre à boire, et murmurant d'un trop long dîner. Nous serions nos valets, pour être nos maîtres; chacun seroit servi par tous; le temps passeroit sans le compter, le repas seroit le repos, et dureroit autant que l'ardeur du jour. S'il passoit près de nous quelque paysan retournant au travail, ses outils sur l'épaule, je lui réjouirois le cœur par quelques bons propos,h

par quelques coups de bon vin qui lui feroient porter plus gaiement sa misère; et moi, j'aurois aussi le plaisir de me sentir émouvoir un peu les entrailles, et de me dire en secret: "Je suis encore homme."

Si quelque fête champêtre rassembloit les habitants du lieu, j'y serois des premiers avec ma troupe. Si quelques mariages plus bénis du ciel que ceux des villes, se faisoient à mon voisinage, on sauroit que j'aime la joie, et j'y serois invité. Je porterois à ces bonnes gens quelques dons simples comme eux, qui contribueroient à la fête, et j'y trouverois en échange des biens d'un prix inestimable, des biens si peu connus de mes égaux, la franchise et le vrai plaisir. Je souperois gaiement au bout de leur longue table, j'y ferois chorus au refrain d'une vieille chanson rustique, et je danserois dans leur grange, de meilleur cœur qu'au bal de l'Opéra.

J. J. ROUSSEAU. Émile.

LOUIS XI.

DE ses vastes états, de ses heureuses acquisitions, de ses usurpations audacieuses, il ne lui reste qu'une cour étroite et sombre, où il ose à peine paraître, craignant jusqu'à l'air qu'il respire, et cherchant à se dérober à ses propres regards. Mais il n'est pas entré seul dans cette effrayante solitude; les alarmes, les remords, les soupçons y sont entrés avec lui, et, à chaque instant du jour et de la nuit, appuient sur son cœur coupable leurs pointes pénétrantes. La terreur siège sur le seuil de ce palais; la défiance en parcourt toutes les avenues et les frappe de consternation; des grilles redoublées, des barrières de fer se croisent sur le taciturne et farouche despote, et des fossés larges et profonds l'investissent de leurs eaux croupissantes; de hautes murailles s'élèvent hérissées de pointes aiguës, les portes sont défendues par des guérites de fer, et vingt mille chausse-trapes semées dans les

Attentif,

campagnes en interdisent l'accès à la cavalerie. inquiet, tremblant au fond de cet antre redoutable, il porte un épieu avec lui, et ne le quitte pas même la nuit, pour assurer la paix de son sommeil. Mais une voix secrète lui crie: Tu ne dormiras plus; et le sommeil fuit de sa paupière.

Cependant une garde nombreuse veille autour de sa retraite, et présente la mort à l'imprudent qui pourrait en approcher : deux fois par heure on entend la voix terrible des soldats qui s'appellent et se relèvent. Personne ne pénètre dans ce château menaçant, sans y être ou mandé par la défiance, ou traîné par la haine; personne ne paraît devant Louis sans avoir été rigoureusement visité: ses parents, ses enfants mêmes ne sont pas à l'abri de cette humiliante et injurieuse précaution. Il n'a auprès de lui que cinq ou six scélérats, objet de l'exécration publique, pâles confidents d'un maître implacable, qui tremblent et le font trembler, dont la vie est attachée à la sienne, et dont la fidélité ne lui est pas moins suspecte; las d'une captivité insupportable, et n'envisageant qu'avec effroi le moment de leur liberté.

Des chaînes pesantes, scellées dans les murs, des carcans, des boulets, des instruments de torture hérissent la cour intérieure; elle retentit des gémissements des malheureux qui y sont attachés, ou qui hurlent sous le fouet des bourreaux : ce sont là les distractions de Louis XI et ses horribles passe-temps. Digne ministre de ses fureurs, le farouche Tristan l'ermite est attentif au moindre signe de son maître, et sa présence toute seule est un arrêt de mort: tout à la fois accusateur, témoin, juge et bourreau, il joint l'insulte à la cruauté, commence les procès par l'exécution, et plus de quatre mille personnes sont étouffées dans les cachots, précipitées dans les eaux, ou tombent d'une bascule mobile sur des roues armées de tranchants et de pointes qui déchiquetent leurs membres palpitants.

Mais ces plaisirs barbares sont encore trop loin du tigre couronné: pour s'en rapprocher, il assiste, derrière un rideau, aux interrogatoires et aux tortures, et, sans donte, il ne s'en

tient pas là, il veut repaître aussi ses yeux de ces affreux spectacles, et animer les bourreaux du geste et de la voix, pour que le plus cruel de tous les supplices soit de voir le tyran, et d'en être vu; et pendant que les soucis l'investissent de tous côtés, qu'un ciel vengeur pèse sur sa tête, sous ses pieds des cachots descendent en abimes, d'où s'élèvent sans interruption les accents du désespoir.

FONTANES.

DESCRIPTION DU ROYAUME DE GRENADE ET DU PALAIS DE L'ALHAMBRA.

Le nouveau roi, déjà fameux par sa valeur, prit la ville de Jaën et força l'altier Castillan à signer une paix durable. Alors tous ses soins furent pour son peuple. Notre gouvernement despotique, si funeste sous tant de monarques, devint pour mon père un moyen de plus2 de rendre ses sujets heureux. Les grands de l'empire connurent enfin qu'ils étoient soumis à sa justice, qu'elle étoit la même pour tous. Le cultivateur, opprimé jusqu'alors, recueillit en paix ses moissons; les troupeaux couvrirent nos vertes montagnes; les arbres, les plantes utiles se multiplièrent dans nos champs: la terre, si féconde dans nos climats, étala partout ses trésors; et le royaume de Grenade, favorisé par la nature, gouverné par un prince sage, cultivé par des mains laborieuses, sembloit être nn vaste jardin, dont une famille innombrable pouvoit à peine consommer tous les fruits.

Après avoir assuré la félicité de ses peuples, mon père, enrichi lui-même de l'abondance de ses sujets, voulut se délasser avec les arts, et les employer à sa gloire. Les mosquées revêtues de marbre, les aqueducs de granit, s'élevèrent de toutes parts. Le fameux palais de l'Alhambra, commencé par l'Emir al Mumenim, fut achevé par Mulei-Hassem; et ce monument de magnificence l'emporte méme sur les prodiges ↳ qu'enfante l'imagination. Là, des milliers de colonnes d'albâ

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