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A ses pieds j'aperçois cette place fameuse
Où s'agitoit, semblable à la mer orageuse,
Ce peuple ambitieux, insolent, importun,
Tyran d'un monde entier, esclave d'un tribun.
Ordonne; et des héros, parmi ces beaux décombres,
L'imagination va t'évoquer les ombres :

Les vois-tu s'élevant, sortant de toutes parts?
Voilà ces vieux enfants de la ville de Mars,
Honneur de ses conseils, appui de ses mnrailles,

Qui labouroient leurs champs, et gagnoient des batailles.
SAINT-VICTOR. Le Voyage du Poëte.

LE MEUNIER SANS-SOUCI.

L'HOMME est, dans ses écarts,a un étrange problème.
Qui de nous en tout temps est fidèle à soi-même ?
Le commun caractère est de n'en point avoir :
Le matin incrédule, on est dévot le soir,
Tel s'élève et s'abaisse au gré de l'atmosphère,
Le liquide métal balancé sous le verre.

L'homme est bien variable; et ces malheureux Rois,
Dont on dit tant de mal, on du bon quelquefois.
J'en conviendrai sans peine, et ferai mieux encore;
J'en citerai pour preuve un trait qui les honore;
Il est de ce héros, de Frédéric second,
Qui, tout Roi qu'il étoit, fut un penseur profond,
Redouté de l'Autriche, envié dans Versailles,
Cultivant les beaux-arts au sortir des batailles,
D'un Royaume nouveau la gloire et le soutien,
Grand Roi, bon philosophe, et fort mauvais chrétien.
Il vouloit se construire un agréable asyle,

Où, loin d'une étiquette arrogante et futile,
Il pût, non végéter, boire et courir des cerfs,
Mais des foibles humains méditer les travers,

Et, mêlant la sagesse à la plaisanterie,
Souper avec d'Argens, Voltaire et Lamettrie.
Sur le riant côteau par le Prince choisi,
S'élevoit le moulin du meunier Sans-Souci.
Le vendeur de farine avoit pour habitude
D'y vivre au jour le jour, exempt d'inquiétude ;
Et, de quelque côté que vînt souffler le vent,
Il y tournoit son aile, et s'endormoit content.
Fort bien achalandé, grâce à son caractère,
Le moulin prit le nom de son propriétaire ;
Et des hameaux voisins, les filles, les garçons
Alloient à Sans-Souci pour danser aux chansons.
Sans-Souci !.. ce doux nom d'un favorable augure
Devoit plaire aux amis des dogmes d'Épicure.
Frédéric le trouva conforme à ses projets,
Et du nom d'un moulin honora son palais.

Hélas! est-ce une loi sur notre pauvre terre
Que toujours deux voisins auront entr'eux la guerre ;
Que la soif d'envahir et d'étendre ses droits
Tourmentera toujours les meuniers et les Rois?
En cette occasion le Roi fut le moins sage;

Il lorgnad du voisin le modeste héritage.

On avoit fait des plans, fort beaux sur le papier, Où le chétif enclos se perdoit tout entier.

Il falloit sans cela, renoncer à la vue,

Rétrécir les jardins, et masquer l'avenue.

Des bâtimens royaux l'ordinaire intendant Fit venir le meunier, et d'un ton important:

"Il nous faut ton moulin; que veux tu qu'on t'en donne?"
-Rien du tout; car j'entends ne le vendre à personne.
Il vous faut, est fort bon.... mon moulin est à moi.....
Tout aussi bien, au moins, que la Prusse est au Roi.
-Allons, ton dernier mot, bon homme, et prends-y garde.
-Faut-il vous parler clair?-Oui.-C'est que je le garde :
Voilà mon dernier mot. Ce refus effronté

Avec un grand scandale au Prince est raconté.

Il mande auprès de lui le meunier indocile ;
Presse, flatte, promet: ce fut peine inutile,
Sans-Souci s'obstinoit. "Entendez la raison,
Sire, je ne peux pas vous vendre ma maison:
Mon vieux père y mourut, mon fils y vient de naître ;
C'est mon Postdam, à moi. Je suis tranchant peut-être :
Ne l'êtes-vous jamais? Tenez, mille ducats,
Au bout de vos discours, ne me tenteroient pas.
Il faut vous en passer, je l'ai dit, j'y persiste."
Les Rois malaisément souffrent qu'on leur résiste.
Frédéric, un moment par l'humeur emporté :

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Vraiment, de ton moulin c'est bien étre entété ; e

Je suis bon de vouloir t'engager à le vendre :

Sais-tu que sans payer je pourrois bien le prendre?
Je suis le maître."-Vous !.....de prendre mon moulin ?
Oui, si nous n'avions pas des juges à Berlin.

Le Monarque, à ce mot, revient de son caprice.
Charmé que sous son règne on crût à la justice,

Il rit, et se tournant vers quelques courtisans:

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Ma foi, messieurs, je crois qu'il faut changer nos plans. Voisin, garde ton bien; j'aime fort ta réplique." Qu'auroit-on fait de mieux dans une république ?

Le plus sûr est pourtant de ne pas s'y fier:
Ce même Frédéric, juste envers un meunier,
Se permit maintes fois telle autre fantaisie :
Témoin ce certain jour qu'il prit la Silésie;
Qu'à peine sur le trône, avide de lauriers,
Épris du vain renom qui séduit les guerriers,
Il mit l'Europe en feu. Ce sont là jeux de Prince ;
On respecte un moulin, on vole une province.

ANDRIEUX

LES PLAISIRS DU RIVAGE.

Assis au rivage des mers,

Quand je sens l'amoureux zéphyre Agiter doucement les airs,

Et souffler sur l'humide empire,

Je suis des yeux les voyageurs ;
A leur destin je porte envie :
Le souvenir de ma patrie
S'éveille et fait couler mes pleurs.

Je tressaille au bruit de la rame
Qui frappe l'écume des flots;
J'entends retentir dans mon âme
Le chant joyeux des matelots.

Un secret désir me tourmente
De m'arracher à ces beaux lieux,
Et d'aller sous de nouveaux cieux
Porter ma fortune inconstante.

Mais quand le terrible aquilon
Gronde sur l'onde bondissante,
Que dans le liquide sillon
Roule la foudre étincelante;

Alors je reporte mes yeux
Sur les forêts, sur le rivage,
Sur les vallons délicieux
Qui sont à l'abri de l'orage;

Et je m'écrie: Heureux le sage
Qui rêve au fond de ces berceaux,
Et qui n'entend sous leur feuillage
Que le murmure des ruisseaux !

LÉONARD.

LE GRAND-PRÊTRE JOAD AU JEUNE ROI JOAS,

CONTRE LES DANGERS DE LA FLATTERIE.

O MON fils, de ce nom j'ose encor vous nommer,
Souffrez cette tendresse, et pardonnez aux larmes
Que m'arrachent pour vous de trop justes alarmes.
Loin du trône nourri, de ce fatal honneur,
Hélas! vous ignorez le charme empoisonneur;
De l'absolu pouvoir vous ignorez l'ivresse,
Et des lâches flatteurs la voix enchanteresse.
Bientôt ils vous diront que les plus saintes lois,
Maîtresses du vil peuple, obéissent aux Rois;
Qu'un Roi n'a d'autre frein que sa volonté même ;
Qu'il doit immoler tout à sa grandeur suprême ;
Qu'aux larmes, au travail le peuple est condamné,
Et d'un sceptre de fer veut être gouverné;
Que, s'il n'est opprimé, tôt ou tard il opprime.
Ainsi, de piége en piége, et d'abîme en abîme,
Corrompant de vos mœurs l'aimable pureté,
Ils vous feront enfin haïr la vérité;

Vous peindront la vertu sous une affreuse image;
Hélas! ils ont des Rois égaré le plus sage!
Promettez sur ce livre, et devant ces témoins,
Que Dieu sera toujours le premier de vos soins ;
Que, sévère aux méchants, et des bons le refuge,
Entre le pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge;
Vous souvenant, mon fils, que, caché sous le lin,
Comme eux vous fûtes pauvre, et comme eux orphelin.
RACINE. Athalie.

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