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d'Hippocrate. Cette assurance, pourtant, n'était tout-àpas fait sincère. Je désapprouvais son sentiment sur l'eau, et je me proposais de boire du vin tous les jours en allant voir mes malades. Je pendis au croc mon habit, pour en prendre un de mon maître, et me donner l'air d'un médecin. Après quoi, je me disposai à exercer la médecine aux dépens de qui" aurait recours à moi. Je débutai par un alguasil qui avait une pleurésie : j'ordonnai qu'on le saignât sans miséricorde, et qu'on ne lui plaignit▾ point l'eau. J'entrai ensuite chez un pâtissier à qui la goutte faisait pousser de grands cris. Je ne ménageai pas plus son sang que celui de l'alguasil, et je ne lui défendis point la boisson. Je reçus douze réaux pour mes ordonnances; ce qui me fit prendre tant de goût à la profession, que je ne demandai plus que plaie et bosse." En sortant de la maison du pâtissier, je rencontrai Fabrice, que je n'avais point vu depuis la mort du licencié Sédillo. Il me regarda pendant quelque temps avec surprise; puis il se mit à rire de toute sa force, en se tenant les côtés. Ce n'était pas sans raison: j'avais un manteau qui traînait à terre, avec un pourpoint et un haut-de-chausses quatre fois plus longs, et plus larges qu'il ne fallait. Je pouvais passer pour une figure originale. Je le laissai s'épanouir la rate, non sans être tenté de suivre son exemple; mais je me contraignis pour garder le decorum dans la rue, et mieux contrefaire le médecin, qui n'est pas un animal risible. Si mon air ridicule avait excité les ris de Fabrice, mon sérieux les redoubla; et, lorsqu'il s'en fut bien donné," "Ma foi! Gil Blas,” me dit-il, "te voilà plaisamment équipé. Qui t'a déguisé de la sorte?” "Tout beau,a mon ami," lui répondis-je, "tout beau, respecte un nouvel Hippocrate. Apprends que je suis le substitut du docteur Sangrado, qui est le plus fameux médecin de Valladolid. Je demeure chez lui depuis trois semaines. Il m'a montré la médecine à fond; et, comme il ne peut fournir à tous les malades qui le demandent, j'en vois une partie pour le soulager. Il va dans les grandes maisons et moi dans les petites." "Fort bien,"reprit Fabrice; "c'est

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à-dire, qu'il t'abandonne le sang du peuple, et se réserve celui des personnes de qualité. Je te félicite de ton partage; il vaut mieux « avoir affaire à la populace qu'au grand monde.dd Vive e un médecin de faubourg!ff Ses fautes sont moins en vue, et ses assassinats ne font point de bruit. Oui, mon enfant," ajouta-t-il, "ton sort me paraît digne d'envie; et, pour parler comme Alexandre, si je n'étais pas Fabrice, je voudrais être Gil Blas."

Pour faire voir au fils du barbier Nunez qu'il n'avait pas tort de vanter le bonheur de ma condition présente, je lui montrai les réaux de l'alguasil et du pâtissier; puis nous entrâmes dans un café pour en boire une partie. On nous apporta d'assez bon vin, que l'envie d'en goûter me fit trouver encore meilleur qu'il n'était. J'en bus à longs traits; gg et, n'en déplaise à l'oracle Latin, à mesure que j'en versais dans mon estomac, je sentais que ce viscère ne me savait pas mauvais gré des injustices que je lui faisais. Ensuite, voyant que la nuit approchait, nous nous séparâmes, après nous être mutuellement promis, que, le jour suivant, l'après-dînée, nous nous retrouverions au même lieu.

LE SAGE. Gil Blas.

GIL BLAS CONTINUE D'EXERCER LA MÉDECINE AVEC AUTANT DE SUCCÈS QUE DE CAPACITÉ.

Je ne fus pas sitôt au logis que le docteur Sangrado y arriva. Je lui parlai des malades que j'avais vus, et lui remis entre les mains huit réaux qui me restaient des douze que j'avais reçus pour mes ordonnances. "Huit réaux," me dit-il, après les avoir comptés, "c'est peu de chose pour deux visites: mais il faut tout prendre." Aussi les prit-ila presque tous. Il en garda six, et me donna les deux autres: "Tiens, Gil Blas," poursuivit-il, "voilà pour commencer à te faire un fonds; je t'abandonne le quart de ce que tu m'apporteras.

Tu seras bientôt riche, mon ami, car il y aura, s'il plaît à Dieu, bien des maladies cette année."

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J'avais lieu d'être content de mon partage. Cela m'inspira une nouvelle ardeur pour la médecine. Le lendemain, dès que j'eus diné, je repris mon habit de substitut, et me remis en campagne. Je visitai plusieurs malades que j'avais inscrits, et je les traitai tous de la même manière, bien qu'ils eussent des maux différens. Jusques-là, les choses s'étaient passées sans bruit, et personne, grâces au ciel, ne s'était encore révolté contre mes ordonnances: mais quelque excellente que soit la pratique d'un médecin, elle ne saurait manquer de censeurs. J'entrai chez un marchand épicier qui avait un fils hydropique. J'y trouvai un petit médicin brun, qu'on nommait le Docteur Cuchillo, et qu'un parent du maître de la maison venait d'amener. Je fis de profondes révérences à tout le monde, et particulièrement au personnage que je jugeai qu'on avait appelé pour le consulter sur la maladie dont il s'agissait. Il me salua d'un air grave; puis, m'ayant envisagé quelques momens avec beaucoup d'attention, "Seigneur docteur," me dit-il, "je vous prie d'excuser ma curiosité, je croyais connaître tous les médecins de Valladolid, mes confrères, et je vous avoue que vos traits me sont inconnus. Il faut que depuis très peu de temps vous soyez venu vous établir dans cette ville." Je répondis que j'étais un jeune praticien, et que je ne travaillais encore que sous les auspices du Docteur Sangrado. "Je vous félicite,” reprit-il poliment, “d'avoir embrassé la méthode d'un si grund homme. Je ne doute point que vous ne soyez déjà très-habile, quoique vous paraissiez fort jeune." Il dit cela d'un air si naturel, que je ne savais s'il avait parlé sérieusement ou s'il s'était moqué de moi; et je rêvais à ce que je devais lui répliquer, lorsque l'épicier, prenant ce moment pour parler, nous dit: "Messieurs, je suis persuadé que vous savez parfaitement, l'un et l'autre, l'art de la médecine: examinez, s'il vous plaît, mon fils, et ordonnez ce que vous jugerez à propos qu'on fasse pour le guérir."

Là-dessus le petit médecin se mit à observer le malade; et,

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après m'avoir fait remarquer tous les symptômes qui découvraient la nature de la maladie, il me demanda de quelle manière je pensais qu'on dût le traiter. "Je suis d'avis," répondis-je, "qu'on le saigne tous les jours, et qu'on lui fasse boire de l'eau chaude abondamment." A ces paroles, le médecin me dit, en souriant d'un air plein de malice: Et vous croyez que ces remèdes lui sauveront la vie?" "N'en doutez pas," m'écriai-je, d'un ton ferme; "ils doivent produire cet effet, puisque ce sont des spécifiques contre toutes sortes de maladies. Demandez au Seigneur Sangrado." "Sur ce pied-là,” reprit-il, "Celse a grand tort d'assurer que pour guérir plus facilement un hydropique, il est à propos de lui faire souffrir la soif et la faim." "Oh! Celse," lui repartis-je, "n'est pas mon oracle; il se trompait comme un autre, et quelquefois je me sais bon grés d'aller contre ses opinions." 'Je reconnais à vos discours," me dit Cuchillo, "la pratique sûre et satisfaisante dont le Docteur Sangrado veut insinuer la méthode aux jeunes praticiens. La saignée et la boisson font sa médecine universelle. Je ne suis pas surpris si tant d'honnêtes gens périssent entre ses mains!" “Nen venons point aux invectives," interrompis-je assez brusquement: 'un homme de votre profession a bonne grâce i de faire de pareils reproches! allez, allez, monsieur le docteur, sans saigner et sans faire boire de l'eau chaude, on envoie bien des malades en l'autre monde, et vous en avez peut-être vous-même expédié plus qu'un autre, Si vous en voulez au Seigneur Sangrado, écrivez contre lui; il vous répondra, et nous verrons de quel côté seront les rieurs." "Par Saint Jacques et par Saint Denis!" interrompit-il, à son tour, avec emportement, vous ne connaissez guère le Docteur Cuchillo. Sachez, mon ami, que j'ai bec et ongles,' et que je ne crains nullement Sangrado, qui, malgré sa présomption et sa vanité, n'est qu'un original.m La figure du petit médecin me fit mépriser sa colère. Je lui répliquai avec aigreur; il me repartit de la même sorte, et bientôt nous en vinmes aux gourmades." Nous eûmes le temps de nous donner quelques

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coups de poing et de nous arracher l'un à l'autre une poignée de cheveux avant que l'épicier et son parent pussent nous séparer. Lorsqu'ils en furent venus à bout, ils me payèrent ma visite, et retinrent mon antagoniste, qui leur parut apparemment plus habile que moi.

Après cette aventure, peu s'en fallut qui il ne m'en arrivát une autre. J'allai voir un gros chantre qui avait la fièvre. Sitôt qu'il m'entendit parler d'eau chaude, il se montra si récalcitrant contre ce spécifique qu'il se mit à jurer. Il me dit un million d'injures, et me menaça même de me jeter par les fenêtres. Je sortis de chez lui plus vîte que n'y étais entré. Je ne voulus plus voir de malades ce jour-là, et je gagnai l'hôtellerie où j'avais donné rendez-vous à Fabrice. Il y était déjà. Comme nous nous trouvâmes en humeur de boire, nous nous égayâmes, et nous en retournâmes chez nos maîtres en bon état, c'est-à-dire, entre deux vins. Le Seigneur Sangrado ne s'en aperçut point, parce que je lui racontai avec tant d'action le démêlé que j'avais eu avec le petit docteur, qu'il prit ma vivacité pour un effet de l'émotion qui me restait encore de mon combat. D'ailleurs, il entrait pour son compte3 dans le rapport que je lui faisais; et, se sentant piqué contre Cuchillo, "Tu as bien fait, Gil Blas," me dit-il, "de défendre l'honneur de nos remèdes contre ce petit avorton de la faculté. Il prétend donc qu'on ne doit pas permettre les boissons aqueuses aux hydropiques? l'ignorant! je soutiens, moi, qu'il faut leur en accorder l'usage."

Il ne me soupçonna donc point d'avoir bu, tant il était en colère; car, pour Paigrir encore davantage contre le petit docteur, j'avais mis dans mon rapport quelques circonstances de mon crú." Cependant, tout occupé qu'il était▾ de ce que je venais de lui dire, il ne laissa pas de s'apercevoir que je buvais ce soir-là plus d'eau qu'à l'ordinaire. Effectivement, le vin m'avait fort altéré. Tout autre que Sangrado se serait défié de la soif qui me pressait, et des grands coups que j'avalais, mais lui, il s'imagina bonnement que je commençais à prendre goût aux boissons aqueuses. “A ce que je

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