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rale est en action, et animée de l'intérêt le plus touchant. S'il a emprunté les idées de Locke sur l'enfance, l'orateur genevois a persuadé ce que le philosophe anglois n'avoit fait qu'indiquer. En même temps qu'il a eu à souffrir des persécutions suscitées contre lui par la vanité démasquée et remise à sa place par les préjugés déchus de leur grandeur renversée, il a obtenu un des succès les plus flatteurs pour tout homme qui prétend à la gloire de faire le bien; il a opéré une révolution dans une partie très importante des mœurs publiques, l'éducation.

On ne peut nier que, depuis qu'on a lu Emile, il ne se soit fait un changement très sensible dans la manière dont on élève l'enfance. Si ce premier âge de l'homme, si intéressant et si aimable, jouit aujourd'hui en tout sens de cette douce liberté qui lui permet de développer tout ce qu'il a de naïveté, de gaîté et de grace; s'il n'est plus intimidé et contraint sous les gênes et les entraves de toute espèce, c'est à l'auteur d'Émile qu'on en a l'obligation. Ainsi plusieurs générations lui doivent déja le bonheur de leurs premières années. Ce n'est point connoître cet ouvrage que de le lire une fois, il veut être médité; plus on l'examine, plus on y trouve de beautés ravissantes. Ce qui le distingue des autres livres de morale, c'est que la lecture en est attachante et qu'elle offre un intérêt croissant et soutenu. Au lieu de dire ce qu'il faut faire, JeanJacques dit ce qu'il fait; il raconte plus qu'il ne discute; il ordonne au lieu d'enseigner; il ne moralise pas, il peint. Écoutons ce qu'il en dit lui-même: «Que de veilles, que de. <<< tourmens il m'a coûté ! et pourquoi? pour m'exposer aux <«<fureurs de l'envie. C'est surtout en composant cet ouvrage «que j'ai appris quel est le pouvoir d'une volonté ferme et <«< constante; vingt fois je l'ai abandonné, vingt fois je l'ai re<<pris avec une nouvelle ardeur : l'homme vient à bout de tout, «il ne s'agit que de vouloir.»><

Avant son entrée dans la carrière des lettres, qu'il devoit parcourir avec tant de gloire, il avoit été chargé, pendant une année seulement, de l'éducation des enfans du grand-prevôt de Lyon, M. Bonnot de Mably, et dont un portait le nom que leur oncle a rendu célèbre, l'abbé de Condillac. «Mais après «un an d'essai, dit-il lui-même dans ses Confessions, durant

«<lequel il n'épargna aucun soin, il se détermina à quitter ses <«<disciples, bien convaincu qu'il ne parviendroit jamais à les «bien élever; il croyoit avoir le talent de précepteur, il eut «le temps de se désabuser.»>

Consulté par un instituteur, qui vouloit mettre en pratique le plan d'éducation tracé dans l'Émile, il répondit qu'il falloit tout ou rien; et il ajouta : «Ce que j'appelle tout n'est pas de << suivre servilement mes idées, au contraire, c'est souvent de «<les corriger, mais de s'attacher aux principes, et d'en suivre <«<exactement les conséquences avec les modifications qu'exige « nécessairement toute application particulière. >>

Rousseau n'acheva point Emile. Un de ses compatriotes a fait part au public du dénoûment que l'auteur avoit imaginé. Pendant son séjour en Angleterre, il avoit fait des additions importantes, outre un parallèle entre l'éducation publique et l'éducation particulière : mais il a malheureusement détruit ce travail. Émile est l'ouvrage que Rousseau regardoit comme le principal, le plus utile de tous ses écrits, celui même auquel il attachoit toute sa gloire, et qui devoit mettre le sceau à sa réputation. Il semble qu'il soit initié aux mystères de l'avenir: à ses yeux une révolution politique est imminente; il annonce en 1760 ce qui arriva en 1789; tous les rangs de la société seront confondus: dépouillés de titres, de fortune, les hommes devront chercher en eux-mêmes de quoi remplacer tout ce qu'il leur sera retiré; placés en présence de l'adversité, ils ne pourront trouver qu'en eux-mêmes les moyens de lui tenir tête. La richesse aura fait place à la nécessité. Réfugiés au sein d'une profession obscure, mais utile, ceux-là se mettront à l'abri de l'orage, qui sauront se faire une richesse de leur travail, et pourront encore défier la fortune de placer leur industrie au dessous des besoins de leur existence.

Rousseau avait conquis trop d'admirateurs pour qu'il fût possible de le reléguer dans la foule des écrivains obscurs: on aima mieux le calomnier: ses idées, interprétées par la mauvaise foi et l'esprit de dénigrement, devinrent des paradoxes insoutenables; on lui prêta des intentions qu'il n'avoit jamais eues; on affecta de ne pas comprendre ce qui étoit clairement exprimé; on ne voulut voir dans Émile qu'un

menuisier, et dans son éducation qu'un bain à la glace. Voilà pourtant comment est encore jugé l'un des plus puissans génies que la nature ait produits; celui que la chaleur de son éloquence, la vérité de ses sentiments, la majesté de son style, rendent l'interprète des ames fortes, le confident des cœurs sensibles, et le créateur d'un nouveau genre d'écrire. Lent à paroître, il attend, avant de produire, la maturité de l'âge; il offre à son début les fleurs de la jeunesse ménagées avec soin, et les trésors de l'âge mûr dispensés avec art; les scènes romanesques de son adolescence, les erreurs ou les fautes qu'il expia par des infortunes, développèrent son génie en développant sa sensibilité. C'est un disciple de Locke avec un talent d'écrire qui n'est pas de l'école de ce philosophe. Toutes les idées ont une filiation chez les hommes de génie. Le discours sur l'Inégalité des conditions parmi les hommes produisit Émile, livre peut-être défectueux dans son ensemble, mais frappant par de nouveaux aperçus, par des épisodes enehanteurs, par un art d'écrire qui nous attache aux préceptes, nous défend de les discuter, et nous rend l'ami du pédagogue, lors même que nous récusons son autorité. Émule, digne rival des anciens par l'éloquente simplicité de son style, combien il les surpasse en chaleur, en onction, en force de principes! Aristote, Zénon, Cicéron dans son Traité des Offices, subordonnent la morale aux formes politiques, et la font dépendre de ces systèmes auxquels l'orgueil peut élever l'esprit, mais où le cœur ne trouve ni plaisir ni illusion. Athènes perd ses lois, il n'y a plus de citoyens; les institutions de Lycurgue expirent, il n'y a plus de Spartiates. Rousseau attache nos devoirs à des principes plus indépendants des révolutions humaines : il existe une Divinité, il n'y a plus d'opprimés sans appui, plus de malheureux sans consolation, d'infortune sans remède. Nul autre que lui n'eût peint les amours d'Émile et de Sophie; c'est la chaleur, c'est le coloris de Milton, appliqués à des êtres voisins de nous, et que l'imagination, échauffée par les douces illusions du sentiment, peut en rapprocher. Les avis, la généreuse tutelle d'un prêtre vertueux, ont rappelé Rousseau à la dignité de son être; il se ressouvient de son bienfaiteur, et l'immortalise dans cette Profession de foi du vicaire savoyard, où la théologie devient aimable et popu

laire, où la philosophie se montre religieuse et tendre, où les plus consolantes vérités s'apppuient, et d'une raison forte qui les fait triompher, et d'une conviction de sentiment qui assure et consacre leur empire. Ce morceau, supérieur aux plus beaux dialogues de Platon, par l'onction qu'il respire, n'est qu'un épisode; mais il n'offre point de disparate dans un livre qui présente à la fois l'austérité des formes didactiques, et les formes séduisantes du roman. Qu'on reproche à Rousseau d'avoir fait un plan d'éducation inexécutable dans la plupart de ses parties, l'Émile n'en restera pas moins un des meilleurs traités de morale. En est-il de plus propre à fortifier l'ame contre les revers, à pénétrer l'homme du sentiment de son indépendance, à lui faire chérir les devoirs de citoyen, de père, d'époux? L'on n'a point formé de république d'après celle de Platon; mais les principes de justice, les idées de Providence, d'immortalité; mais le dogme des supplices et des récompenses, qu'il établit avec tant de force, ont secondé le génie, servi la politique bienfaisante et les grandes vues de plus d'un législateur.

PRÉFACE.

Ce recueil de réflexions et d'observations, sans ordre et presque sans suite, fut commencé pour complaire à une bonne mère qui sait penser 1. Je n'avois d'abord projeté qu'un mémoire de quelques pages; mon sujet m'entraînant malgré moi, ce mémoire devint insensiblement une espèce d'ouvrage trop gros, sans doute, pour ce qu'il contient, mais trop petit pour la matière qu'il traite. J'ai balancé long-temps à le publier; et souvent il m'a fait sentir, en y travaillant, qu'il ne suffit pas d'avoir écrit quelques brochures pour savoir composer un livre. Après de vains efforts pour mieux faire, je crois devoir le donner tel qu'il est, jugeant qu'il importe de tourner l'attention publique de ce côté-là; et que, quand mes idées seroient mauvaises, si j'en fais naître de bonnes à d'autres, je n'aurai pas tout-à-fait perdu mon temps. Un homme qui, de sa retraite, jette ses feuilles dans le public, saus prôneurs, sans parti qui les défende, sans savoir même ce qu'on en pense ou ce qu'on en dit, ne doit pas craindre que, s'il se trompe, on admette ses erreurs sans examen.

Je parlerai peu de l'importance d'une bonne éducation ; je ne m'arrêterai pas non plus à prouver que celle qui est en usage est mauvaise; mille autres l'ont fait avant moi, et je n'aime point à remplir un livre de choses que tout le monde sait. Je remarquerai seulement que, depuis des temps infinis, il n'y a qu'un cri contre la pratique établie, sans que personne s'avise d'en proposer une meilleure. La littérature et le savoir de notre siècle tendent beaucoup plus à détruire qu'à édifier. On censure d'un ton de maître; pour proposer, il en faut prendre un autre, auquel la hauteur philosophique se complaît moins. Malgré tant d'écrits, qui n'ont, dit-on, pour but

1 Madame de Chenonceaux.

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