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LE SÉNAT ROMAIN

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Quand il fallut réprimer Catilina, tout obéissait au peuple romain, du couchant à l'aurore; et, dans cette grande fortune, malgré l'appât de l'or, malgré les décrets du sénat, on ne put trouver un révélateur du complot, on ne put provoquer un seul déserteur dans l'armée rebelle, tant le mal, dit Salluste, était profond1! Ainsi, ce sénat romain, auquel on obéissait en tremblant aux extrémités de la terre, manquait déjà d'ascendant à Rome. Avant que la guerre civile éclate, César, voyant les incertitudes du sénat, lui signifie que, si la crainte l'empêche de gouverner, il gouvernera seul la république. Quand Pompée propose à César de sacrifier leurs ressentiments au bien de l'État, César se plaint avant tout qu'on ait voulu lui enlever la faveur du peuple3. Lucain reproduit bien ce rôle secondaire et effacé du sénat quand il lui prête ce langage avant Pharsale : « Pompée, le sénat veut savoir s'il n'est ici qu'une escorte*. » Après la victoire de César, nous voyons,

Salluste, Catil., 36, 46, 2 J. Cés., Guerre civ., 1-32.

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* Phars., 7-85.

dans la première lettre de Salluste au dictateur, que le sénat flotte désormais au gré du caprice d'autrui, décrétant aujourd'hui une chose, demain une autre, n'appréciant le bien ou le mal public que d'après l'arrogance de ceux qui le mènent, car quelques nobles orgueilleux s'imposent à des parvenus timides; mal auquel il propose pour remède l'accroissement du nombre des sénateurs et le vote secret. Quand les triumvirs se partagèrent l'empire, il est évident que le sénat, qui ne pouvait se partager comme les provinces, comptait pour peu dans le calcul de ses maîtres, et qu'ils le jugeaient la proie du plus fort: aussi, quand les armées se prononcèrent pour Octave, le sénat lui érigea-t-il une statue équestre, distinction que n'avaient obtenue jusque-là que trois dominateurs, Sylla, Pompée, Jules César1; et lorsqu'il eut pacifié l'Espagne, le sénat lui vota le laurier et le char triomphal; mais Octave était déjà assez grand pour dédaigner ces honneurs 2: enfin le sénat semble abdiquer lui-même sa suprématie en consacrant à l'immortalité, par le nom d'Auguste, son heureux maître.

Jusqu'à Sylla, le sénat fut composé de trois cents membres; de Sylla à César, de huit cents3; après sa mort, on y ajouta encore. A l'avènement d'Auguste, il y en avait plus de mille. Le sénat était un corps difforme et sans proportion où plusieurs avaient trouvé place par la faveur ou l'argent, que le peuple appelait dédaigneusement les sénateurs de l'orcus. Auguste fit une épuration générale, il limita le nombre total des sénateurs à six cents; une catégorie fut laissée au choix de leurs collègues *; Auguste et Agrippa composèrent l'autre. Nous lisons dans un beau discours que Tacite prête à Claude, que, le vieil esprit patricien s'étant offensé de la prétention de quelques grands de la Gaule chevelue qui demandaient l'accès du sénat, l'empereur répondit sensément qu'Athènes s'était perdue par son esprit d'exclusion, qu'à Rome les magistratures, d'abord patriciennes, s'étaient ouvertes aux plébéiens, puis aux Latins, puis aux Italiques; que la paix était le temps des innovations; et il invita les sénateurs tarés à se faire justice euxmêmes, préférant à bon droit des Gaulois honorables à des Romains

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indignes. C'est le propre des révolutions d'altérer les grands corps de l'État, et Vespasien, qui héritait d'une révolution dynastique, eut à renouveler le sénat. Les premiers ordres de Rome étaient épuisés par les meurtres, ils étaient dégénérés par suite d'une longue insouciance : l'empereur rejeta du sénat les plus reprochables, il les remplaça par les hommes les plus considérés de l'Italie et des provinces1; mais ces hommes nouveaux étaient dans une situation relativement modeste, et vivant d'épargne 2. Tacite atteste qu'il y avait non-seulement épuisement des familles majeures instituées par Romulus, et des familles mineures fondées par Brutus, mais même des notabilités créées par Jules César; et, sous Claude, de celles créées par Auguste, tant la noblesse romaine s'évanouissait! De sorte que le sénat impérial n'avait guère de l'antique sénat romain que le nom et le costume. Comment un corps si déchu dans son personnel, si mêlé, si peuplé des anciens vaincus, des anciens ennemis de Rome; si dépourvu, si je peux le dire, de sang et d'esprit romain, eût-il pu représenter la vieille Rome et disputer l'empire aux empereurs? Ne comprend-on pas que moins le sénat avait d'homogénéité et d'unité, plus le peuple romain avait besoin d'un maître?

Et toutefois. ce maître même se sentait contraint à des ménagements avec le sénat quel qu'il fût. Tibère n'était jamais plus hésitant dans son langage que lorsqu'il parlait dans son sein*. Tant qu'il craignit Germanicus, ses expressions furent empreintes d'une sorte d'humilité singulière : « Un prince, disait-il, que vous avez investi d'une puissance si grande et si absolue, doit être au service du sénat; souvent de tous les citoyens; et, la plupart du temps, de chacun en particulier. Je ne me repens pas de l'avoir dit: j'ai trouvé, et je trouve encore en vous, des maîtres bons et équitables*. » Il réprimanda les consulaires qui commandaient les armées de ce qu'ils n'écrivaient pas au sénat pour lui rendre compte de leurs actions. Après la mort de son fils Drusus, il présente solennellement au sénat les fils de Germanicus: il conjure les sénateurs, au nom des dieux et de la patrie, de diriger ces

1 Suét., Vespas., 9. 2 Tacite, Ann., 3-35. 3 Ibid, 11-23 à 26.1-7. 5 «< Dominos æquos et faventes. » Suét., Tib., 29. - 6 Ibid., 32

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4 lbid.,

nobles rejetons d'Auguste; il recommande aux jeunes princes orphelins de considérer les sénateurs comme leurs pères1. Claude refusa d'abord le titre d'empereur et tous les honneurs exagérés; il ne rappela nul exilé sans l'agrément du sénat; il lui demanda comme une faveur d'entrer dans son sein avec son préfet du prétoire et quelques tribuns militaires2; il lui restitua les provinces d'Achaïe et de Macédoine, que Tibère s'était arrogées ; les magistrats juraient obéissance aux actes des empereurs; Néron voulut. que le consul Antistius fit exception pour ses actes, aux grands applaudissements du sénat, charmé des généreux sentiments du prince. Après avoir tué sa mère, il s'inquiéta de l'attitude des sénateurs, au point de n'oser rentrer dans Rome*. Quand Galba prit le pouvoir en Espagne, il forma des plus illustres du pays une sorte de sénat, auquel il rendait compte des affaires importantes *. Son discours à Pison, quand il l'adopte, est une sorte de programme libéral et parlementaire. Othon, quand il veut succéder à Galba, déclare en plein sénat qu'on lui impose l'empire, mais qu'il gouvernera selon la volonté générale. Vitellius et Vespasien prirent des précautions analogues avec ce grand corps. On put répandre impunément le sang des sénateurs: Tibère le fit couler à grands flots, Claude ne le ménagea pas7; ce que le sénat pardonnait le moins, c'était l'injure officielle, c'était l'avilissement ostensible, c'était l'affront gratuit que ne motivait aucun besoin politique. Caligula souffrait que, revêtus de la toge, des consulaires courussent à côté de son char, ou que, vêtus en esclaves, ils se tinssent debout derrière son siége ou à ses pieds. Néron prostitua les sénateurs sur la scène ou les rendit témoins de ses obscénités. Domitien abusa de la terreur même pour les jouer dans un festin. Tous trois périrent violemment; et Pline avait le sentiment de ces représailles, quand, retraçant à Trajan l'anniversaire des vœux pour l'empereur, il le félicitait de la sécurité qu'il pouvait goûter en ce jour, où les autres princes, toujours tremblants et peu sûrs de la patience du sénat, attendaient les courriers chargés de les rassurer sur la servitude publique'.

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C'est que le sénat avait une importance traditionnelle qu'il était périlleux de méconnaître. On le sentait surtout dans les temps de révolution, où il devenait seul, comme jadis, le chef régulier de l'empire. Sous l'influence de son lieutenant Verginius, l'armée de Germanie ayant quitté Galba pour le sénat', Galba lui envoya, avec Pison, un cortège de sénateurs, l'un, pour montrer la dignité des Césars; l'autre, pour représenter l'autorité du sénat'. Après la mort de Galba, on répandit la rumeur qu'Othon l'avait tué, moins pour régner que pour rétablir la liberté, c'est-à-dire le règne du sénat. Dans un conseil de guerre tenu sur l'opportunité d'une bataille, Suetonius Paullinus, le premier capitaine d'Othon3, est d'avis d'attendre; car on a pour soi l'Italie, où est Rome, la tête de l'univers, ainsi que le sénat et le peuple, noms quelquefois voilés, jamais entièrement obscurs. En quels termes Othon luimême ne reprend-il pas ses soldats outrés contre les sénateurs, qu'ils poursuivaient jusque dans un souper que leur donnait le nouvel empereur? « Comment! les enfants de l'Italie, la vraie jeunesse de Rome, voudraient le sang d'un ordre dont la glorieuse splendeur ne fait que mieux ressortir à leur profit le dénûment des Vitelliens? Vitellius possède bien, poursuit-il, quelques nations, il a une sorte d'armée; mais avec nous est le sénat, et, dès lors, la république; tandis qu'il n'est, par la même raison, qu'un® ennemi public. » C'est son antiquité qui consacre le sénat, pour l'usurpateur même. Il le recommande au respect des rebelles, « parce que c'est sous ses propres auspices que le fondateur de Rome l'a créé ; que, des rois, le sénat a vécu jusqu'aux empereurs d'une sorte d'immortalité respectée des ancêtres, pour être transmise aux descendants, à raison de cette solidarité qui fait que les sénateurs naissent du peuple, comme les princes naissent du sénat3. » C'est ainsi que, par la vertu de la tradition, chez un peuple éminemment traditionnel, le sénat tenait aux racines, et, si je peux le dire, aux fibres les plus intimes de Rome. Lors même que ce n'était qu'un nom, ce nom brillait sur les étendards des légions, et semblait leur commander encore.

C'est qu'en effet le sénat romain n'était pas un corps improvisé

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1 Suét., Vitell., 8. Tacite, Hist., 1-2. — 2 Ibid., Hist., 1-19. — 3 Plutarq., Othon, 12. Tacite, Hist., 2-32.— 5 lbid., 4 1-84.

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