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n'est d'école; trop généreux pour être sérieux, et qui ne convenait pas plus à l'empire qu'à l'empereur !

« Je sais qui fuir, disait Cicéron, mais je ne sais qui suivre1. » Atticus éprouvait sans doute le même embarras. Si le Pison de Germanicus représente le vieux noble incapable d'obéissance et presque de déférence, Atticus ne caractérise pas moins l'esprit. des nouveaux chevaliers, c'est-à-dire des financiers de Rome. Pendant la guerre civile, il transporte toute sa fortune à Athènes; il s'y efface le plus possible. Il donne des secours d'argent au jeune Marius banni et proclamé ennemi public. Il rend le même service à Cicéron et aux amis de l'orateur qui suivent Pompée. Réclamet-on son initiative ou simplement son concours pour une souscription ayant une couleur politique en faveur de Brutus, il résiste; mais il offre une large part de ses capitaux à ce personnage. Il est l'ami de tout le monde; il ne veut être le complice de personne; sachant colorer cette adresse de ce prétexte spécieux, « qu'il aime les hommes, non leur fortune; » au fond, le banquier de tous les partis par calcul, parce qu'il veut se sauver avec tous et ne se perdre avec aucun 2. Toutes les révolutions ont leur Atticus.

Quand je lis la fameuse lettre de Brutus à Cicéron sur ses faiblesses politiques, il me semble que j'entends les accents d'un demi-dieu «Que je meure mille fois, dit-il, plutôt que de souffrir, je ne dis pas que l'héritier de celui que j'ai tué prenne sa place; mais même que mon propre père, s'il pouvait revivre, asservît les lois et le sénat... Nous craignons trop la mort, l'exil, la pauvreté. » C'est le Romain de Corneille; c'est trop beau, c'est au-dessus de l'humanité. Le grand cœur de Brutus, supérieur à son esprit, compte encore sur la vitalité de la république dont le culte est dans son âme; mais lorsque après le meurtre de Caligula, Saturninus exalte la liberté dans le sénat, combien sa harangue est factice, et combien peu de foi l'inspire! « Quand nous

1 Séneq., Epit., 104.

2 Cornél. Népos, Vie d'Atticus, 2, 4, 7, 8, 9. Le biographe dit très-bien ch. 10: << C'est que telles furent les vicissitudes du temps, que c'était tantôt celui-ci, tantôt celui-là qui était au faîte des honneurs ou dans l'abîme.»>

3 Rollin, dans son traité des études (le Jeune Octavius) donne cette lettre et une autre qui la suit de près, non moins belle.

ne jouirions de la liberté qu'un seul jour ou que quelques heures, ne serait-ce pas un grand bien1? » Quel enfantillage chez un sénateur! A l'avénement de Vespasien, l'ardent Montanus harangua aussi le sénat, mais pour s'emporter contre les délateurs2 : le prince n'est déjà plus en question, il suffit qu'il punisse les délateurs. Le progrès des temps et l'expérience avaient dessillé les plus aveugles. Les grands de Rome, avares comme tout Romain, regrettaient non la liberté, mais leur patrimoine, et résistaient plus aux confiscations qu'à leur ambition; ils ne voulaient plus sauver le vaisseau, mais lui commander. On va voir combien l'école grecque, si puissante à Rome par l'opinion, y agitait les âmes.

Josèphe, Hist. anc. des Juifs, 19-2. 2 Tacite, Hist., 4-42.

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L'opinion publique peut avoir, elle a même communément plusieurs causes, ou, si l'on veut, plusieurs objets qui sont à la fois son mobile et son aliment. Lorsqu'on apprécie l'opinion publique d'un grand peuple, à une grande époque, et pour l'espace d'un siècle, c'est dans sa plus large acception qu'il faut l'envisager. Le regret de la liberté perdue fut, certes, pendant l'époque que je décris, l'un des grands ferments de l'opinion publique; mais il le fut surtout pour les nobles ou les grands de Rome; il le fut pour les natures tribunitiennes, et encore se modifia-t-il à leur égard, sous l'action du temps. Or l'opinion publique qui, quelle qu'en soit la forme, est la vie d'un peuple, peut s'étendre, se resserrer, se transformer, changer de pâture. Tant que ce peuple vit, elle ne peut cesser d'être. Cette flamme de la pensée publique ne s'éteint jamais parce qu'il est de son essence de produire son aliment; elle est quelquefois la conscience publique même; quelquefois elle en est la corruption ou le mensonge. C'est tantôt un cri du cœur, une

justice qui s'impose; c'est tantôt une erreur, un travers, un sophisme, un préjugé, une malignité de l'esprit; mais enfin, la voix même d'une nation. Je ne l'entends d'aucune forme particulière de l'opinion publique, je l'entends de toutes; et j'ajoute qu'à part les époques de crise, il y a plutôt plusieurs opinions publiques qu'une seule; qu'il y a des subdivisions et même des oppositions d'opinion selon les classes, les positions, les intérêts, les passions qui représentent une société.

I

Par exemple, il y avait parmi les nobles de très-grands caractères, quoique très-rares, dont l'honnêteté, même périlleuse, était l'unique mobile; il y avait aussi des rivaux du prince, des complices du tyran qui s'efforçaient de le punir, comme nobles, après l'avoir compromis comme favoris; ils abondaient, je pense il y avait enfin des hommes sensés qui, par patriotisme ou bon sens politique, acceptaient et servaient loyalement l'empereur; ils étaient moins nombreux, comme tout ce qui représente l'intelligence pratique, le désintéressement personnel, la modération, l'amour du bien public. L'opinion de ces divers esprits d'une même classe ne pouvait avoir la même expression: il est aisé de comprendre que l'objet en était différent suivant les vues et les caractères; les uns s'occupant plus de la chose publique en général, les autres de la personne du prince en particulier; ceuxlà secondant la politique de l'empereur ou l'improuvant par leur attitude publique; quelquefois, mais plus rarement, par leur attitude officieile; ceux-ci exhalant leur personnalité contente ou froissée, en louant ou dénigrant la personne du prince, en semant plus ou moins ouvertement, dans leurs cercles, le panégyrique ou la satire de l'homme. Nous le verrons ci-après.

A côté des grands qui s'occupaient ainsi du prince, il y avait le public romain qui s'occupait aussi des grands. Les mœurs du prince, les mœurs des grands, intéressaient plus le public de Rome que la politique; pour les étrangers, pour les vaincus du peuple romain, c'était à son tour le peuple romain qui était en

cause; c'était la société romaine que l'étranger, sujet de Rome, aimait à juger. Quant aux philosophes qui, communément, ou n'ont pas de patrie, ou affectent de n'en pas avoir; qui préfèrent l'humanité, en général, à un pays quelconque en particulier, et qui vivent dans la région de l'idéal, c'est-à-dire des songes, ce qui doit être les intéresse plus que ce qui est; réformer le monde est toujours le fond de leur pensée. Les écrivains qui se font les vulgarisateurs, les tribuns de la philosophie quand la liberté politique est détrônée, constituent ce que j'appellerai l'opinion des lettrés, opinion quelquefois juste, plus souvent fausse, ordinairement sincère, toujours spécieuse, entraînant à sa suite tout ce qui est mécontent du présent, tout ce qui aime la nouveauté; et ceux à qui le possible ne suffit pas, et ceux qui veulent surtout le merveilleux, c'est-à-dire, il faut l'avouer, une foule immense. Enfin il y a quelque chose qui est aussi l'opinion, et même un peu plus que l'opinion, savoir : l'esprit de religion, l'esprit de foi, si je peux le dire; d'autant plus ardent qu'il représente des croyances qui ne voudraient pas mourir1, ou des croyances qui éprouvent le besoin de naître. Mais l'importance de cet aspect de l'opinion publique doit le faire réserver pour un cadre à part. Je n'en traiterai pas dans ce qui va suivre.

<< La grandeur de la république a détruit les mœurs antiques, disait Pline l'Ancien; nos victoires nous ont asservis. Nous obéissons aux étrangers, et les arts les ont rendus les maîtres de leurs maîtres3. » Ce mal que signalait Pline était réel, et d'autant plus grave que, fort ancien et s'accroissant chaque jour, il dissolvait de plus en plus la société romaine. Malgré la résistance du premier Caton, tous les grands de Rome, sans en excepter Caton d'Utique, encore moins Brutus, s'étaient infatués de la Grèce en croyant ne s'infatuer que de la gloire et du génie; et chacun d'eux

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1 Voir les Lettres de Symmaque. 2 Les Apologétiques de saint Justin et de Tertullien; saint Jean dans l'Apocalypse, etc.- 3 Pline, Hist. natur., liv. 24-1, édition Lemaire.

" « Ce sont des hommes capables, disait-il, de persuader tout ce qu'ils veulent. Il faut statuer promptement sur leur compte, afin qu'ils puissent s'en retourner enseigner les enfants des Grecs, et que les jeunes Romains obéissent comme toujours aux lois et aux magistrats.» (Plutarq., Vie de Marcus Caton.) — V. aussi Pline l'Ancien, Hist. nat., 7-31.

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