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qu'exigeait son dessein, il fut plein de ménagements pour toutes les influences; à ce point, dit fortement Tacite, que, pour commander, il fut servile 1.

Vitellius véritablement élu par l'armée, la rude armée de Germanie, n'en rechercha pas moins la popularité. J'ai dit ailleurs à quelles bassesses il s'était soumis pour gagner la populace. C'est apparemment dans ce but qu'il honora les mânes de Néron et fit chanter dans une fête à ce sujet les morceaux du maître 2. Trèsnoble lui-même, il épuisa les cajoleries à l'égard des nobles 3; enfin, ce qui est plus décisif, Othon et Vitellius en appelèrent à l'opinion publique par des manifestes où, ce qui parut le plus vrai, ce fut le mal que chacun des concurrents dit de l'autre*.

Mais Galba, Othon, Vitellius furent à peine empereurs; ils n'eurent pas le temps d'être eux-mêmes dans le flot révolutionnaire qui les emporta. Que fera Vespasien victorieux? Petit-fils d'un centurion ou d'un évocat de Pompée, fils d'un simple receveur d'impôts, il eut une sorte de culte pour sa maison natale; il ne cacha jamais, il préconisa souvent l'humilité de son origine. Non-seulement il supportait la franchise de ses amis, mais des philosophes l'invectivèrent; des avocats purent le traiter impunément d'exacteur 5. Il donnait de nombreux festins dans l'intérêt des fournisseurs, et comme pour aider au commerce. Lui propo sait-on de trop grandes magnificences : « Songeons d'abord, répondait-il, à nourrir le peuple. » Un trait le peint mieux encore : il ne per.r.it aucun écart à ses compagnons de victoire; il ne les récompensa même qu'assez tard".

Le règne de Titus fut un court sacrifice à la popularité, qui l'en récompensa par une gloire idéale; un bonheur, plutôt qu'une justice.

Vespasien et Titus embarrassèrent Domitien. Les plus grandes difficultés d'une usurpation ne concernent pas toujours son premier auteur, mais son héritier. Titus ne leur avait pas donné le temps de l'atteindre; elles étaient d'autant plus retombées sur Domitien que son frère avait donné de plus magnifiques espérances

1 Tacite, Hist., 1-36. 2 Suét., Vie de Vitellius, 11. 3 Ibid, 14. 4 Plutarq., Vie d'Othon. << Stupra et vitia objectavere; neuter falso. » (Tacite, Hist, 1-74.) 5 Suét., Vie de Vespasien, 2, 12-13. 6 Ibid., 8, 18-19.

à l'univers. Domitien fut donc, comme Tibère, le premier héritier d'un usurpateur, et il eut contre lui, sinon la personne, au moins la mémoire d'un autre Germanicus. Il craignit tout ce qui brilla, parce que tout ce qui brilla le menaçait. Depuis Auguste, l'empire romain était plein de complots et d'orages; le péril y sortait de tout pour les empereurs. Je dirai plus tard pourquoi Domitien mérita d'être le plus haï de tous les Césars; il fit pourtant des concessions à la popularité; il feignait admirablement la modestie et la décence 1; il affecta le goût de la poésie, qu'il aimait peu 2, mais que Néron avait popularisée : par le même motif, lui qui préférait la solitude3, favorisa les arts scéniques; il restaura des bibliothèques incendiées, bien qu'il ne lût que les mémoires et les actes de Tibère'; il rétablit les statues de Galba, par égard pour le sénat et peut-être pour le nom d'empereur.

Nerva passa comme une ombre, mais on lui dut Trajan. Le panégyrique de Pline raconte la magnanimité de ce grand prince. J'ai donné le programme du libéralisme sénatorial en traitant du sénat. Trajan en accepta l'esprit général, mais en empereur, en se réservant les moyens qui conviennent au commandement et à un grand homme. Il fit du reste un acte d'une popularité hors ligne, lorsqu'en nommant le préfet du prétoire, il le somma de le percer de son épée s'il ne régnait pas pour le bonheur de Rome.

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Les princes sages prennent bien garde de ne pas désespérer les grands, mais il convient de les ménager sans s'aliéner le peuple. On voit que, généralement, les Césars pratiquèrent cette double règle; mais je voudrais recommander la double distinction suivante il y eut des Césars qui héritèrent de situations difficiles; je crois que Tibère et Domitien furent spécialement de ce nombre; pour juger leur attitude, il ne faut pas perdre cette considération de vue. Une autre non moins importante, c'est qu'il ne faut pas confondre un César harcelé qui défend son pouvoir et sa vie qui étaient indissolubles, avec le même César respecté ou sans ombrages légitimes. Cette réflexion s'applique à Tibère et à Néron; à Néron surtout.

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5 Voir Machiavel, le Prince, 19; il y propose l'imitation de la France.

Par exemple pour qui lit Tacite, si difficile en fait de liberté, n'est-il pas clair qu'à part ses prérogatives d'empereur qu'il dut se constituer, par conséquent disputer aux grands de Rome, Tibère eut pour le sénat, pendant la première moitié de son règne, une déférence dont la servilité de ce corps eut peine à le guérir? En l'an 23, quand Tibère régnait depuis huit ans, et que le sénat décréta des funérailles publiques à Lucilius, toutes les affaires n'arrivaient-elles pas dans son sein 1? Bien plus tard, après trois ans du règne de Néron, Tacite ne dit-il pas textuellement qu'il y avait encore une image de république 2? Sous Vespasien, à son avénement, il est vrai, le sénateur Montanus ne fit-il pas au sénat une harangue qui rappelait les tribuns? Il y avait donc plus de liberté qu'on ne le suppose sous les empereurs. Ne jugeons pas les Césars obéis d'après les Césars bravés, et peut-être constateronsnous qu'ils furent plus Romains qu'on ne croit.

Au contraire, jusques où ne va pas le sénat quand il s'exalte? Domitien tombé et tué, on s'en prend encore à ses statues. Elles étaient riches et innombrables; elles sont abattues, mutilées, détruites. « On aimait, dit Pline, à briser contre terre ces faces superbes; à les attaquer le fer à la main; à les rompre avec la hache comme si cette matière eût été vive, et que, de chaque coup, eût jailli le sang3. » C'est un sénateur, c'est un consul qui ne rougit pas de s'exprimer ainsi; je dis mal, c'est un consul qui ne rougit pas de méditer, d'arrondir et de limer l'indigne expression de cette puérile fureur. Néron avait permis à ses ennemis le choix de leur mort, et Tacite le lui reproche comme une, dérision; mais quand le sénat jugea Néron, un César, un empereur, il le condamna à la mort la plus vile; il lui destinait la mort insolite et barbare des premiers temps.

1 «Patres decrevere, apud quod etiam tum cuncta tractabantur. » (Tacite, Ann., 4-15.) 2 « Manebat nihilominus quædam imago reipublicæ. » (Ann., 13-28.) Après l'évidente impossibilité du maintien de la république, longtemps avant les Césars, n'est-ce donc rien que d'en devoir aux Césars une image? Avail-on autre chose que le mot, sous la longue anarchie républicaine; n'y manquait-il pas l'ordre et la sécurité que les Césars y mirent? Sous cette image de république, appelée l'empire, Claude fit périr sous la hache un étranger coupable d'avoir usurpé le titre de citoyen romain. — Voir Suét., Vie de Claude, 25.

3 Panégyr., 52.

Il fut condamné à périr « more majorum. » (Suét., Vie de Néron, 49.) Barbarie

Le sénat passait donc de l'excès de l'admiration à l'excès des vengeances. On constatera d'ailleurs que la servilité officielle fut surtout le vice du sénat. Les nobles, en tant que classe, furent moins obséquieux, et, parmi les nobles, il y eut des notabilités qui brillèrent par l'éclat de leur résistance. Sous l'empire, la fierté fut surtout une vertu individuelle; elle était presque toujours de l'hostilité; elle s'éleva souvent jusqu'à l'audace.

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Je lis dans Patercule 1 que, de tous les amis d'Antoine, Domitius, aïeul de Néron, fut le seul qui refusait à Cléopâtre le nom de reine; quelques nobles ont le même orgueil sous les empereurs. Comment Tacite nous peint-il ce Pison si hostile à Germanicus? « C'était, dit-il, un caractère violent, ne sachant pas obéir; son père avait suivi Brutus et Cassius; lui-même se soumettait à peine à Tibère; il plaçait ses propres enfants bien au-dessus de ceux de l'empereur2. >> Faut-il s'étonner que, dans un festin, chez le roi des Parthes, il ait osé jeter à terre une couronne d'or qu'il recevait du roi comme hommage et qu'il repoussa comme indigne d'un Romain".

Un autre Pison, un jour que Tibère voulait opiner au sénat sur un grief personnel, sut protester en ces termes : « Si tu opines le premier, je saurai que faire; mais si c'est après moi, nous pourrions diverger; » et Tibère recevant cette leçon en silence, permit l'acquittement du coupable*. Le même Pison osa se plaindre en plein sénat de la corruption des jugements, de la cruauté des orateurs chez lesquels une accusation était toujours pendante; il déclara qu'il allait quitter Rome pour quelque retraite obscure à la campagne, et Tibère, non-seulement le pria de changer de dessein, mais il employa l'influence de sa famille. Ce fut le même homme qui osa citer en justice une favorite de Livie, une femme illustre, qui était si près du pouvoir qu'elle se croyait au-dessus des lois, et il fallut que l'empereur vint négocier pour elle jusqu'au payement de sa dette 3.

Les exemples de ces fiertés individuelles abondent: Crémutius

tellement surannée que Claude fut trop curieux d'en voir un exemple. (Suét., Vie de Claude, 24.)-Les ministres de Néron étaient condamnés au même sort que le prince. (Tacite, Hist., 4-62.) 1-74.

1 Paterc., Hist., 2-84.2 Tacite, Ann., 2-43.3 lbid., 2-57. 5 Ibid., 2-34.

• Ibid.,

Cordus avait osé écrire sous Tibère « que Brutus et Cassius étaient les derniers Romains 1. » Accusé par un affidé de Séjan, il fit entendre au sénat de tels accents sur la liberté de la pensée, que, de nos jours, ce qu'on a écrit de meilleur sur ce texte n'a pu que répéter Crémutius, qui aima mieux mourir de faim que se démentir. L'an 22, mourut à Rome, soixante-quatre ans après la bataille de Philippe, Junie, nièce de Caton, sœur de Brutus, femme de Cassius. Son testament fit grand bruit parmi le peuple, car, laissant d'immenses richesses qu'elle léguait par honneur à la plupart des grands, elle omit César, ce qui fut populaire 2. Mais César, c'està-dire Tibère, n'empêcha ni son éloge funèbre sur les rostres, ni la pompe des funérailles où parurent les plus illustres images, parmi lesquelles celles de Brutus et de Cassius brillèrent de leur absence.

Ce n'était pas seulement une indomptable fierté qu'on trouvait chez les nobles; la témérité y était fréquente. Les plus grands se considéraient comme les compétiteurs naturels des Césars. Arruntius était suspect à Tibère comme riche, comme résolu et comme doué d'un mérite éclatant. Auguste s'entretenant de ses rivaux avait dit que Lépide, qui était capable du pouvoir suprême, le dédaignait; que Gallus, qui en était avide, en était incapable; mais qu'Arruntius, qui en était digne, pourrait oser s'en saisir *. Lorsque après la mort de Germanicus, Tibère somme Pison de venir s'en justifier, Domitius Celer lui conseille de garder son armée, de l'accroître même, et d'attendre un de ces hasards qui peuvent tout réparer. L'an 35, Gétulicus, qui commandait l'armée de Germanie, et dont le beau-père avait le même avantage sur une armée voisine, fut compromis dans la chute de Séjan. Il osa traiter d'égal à égal avec Tibère. «Il s'était trompé sur Séjan comme l'empereur, écrivait-il; s'il était coupable, comment l'empereur serait-il innocent? Il restera fidèle si on ne l'inquiète pas; lui donner un successeur ce serait prononcer son arrêt. » Il propose donc un traité: Il gardera sa province et l'empereur le reste de l'empire. Cette audace réussit; Gétulicus sauva sa tête et con

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