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XII

LES CÉSARS

Pour apprécier les Césars, il faut connaître l'ensemble des grands éléments de la société romaine; car les Césars eurent des points de contact essentiels avec tous ces éléments qu'ils durent diriger, avec ces influences politiques ou morales qu'ils eurent pour auxiliaires ou pour ennemies. C'est pourquoi l'examen des Césars est la conclusion naturelle de la situation sociale qui s'est, pour ainsi dire, concentrée en eux et qu'ils résument.

Les Césars ne sont parvenus jusqu'à nous que chargés de beaucoup de haines. Ils ont éprouvé la haine généreuse puisée dans les beaux souvenirs de l'antique Rome dont ils semblent avoir étouffé la liberté toute vive; la haine des patriciens dont ils furent les ennemis comme ceux-ci l'étaient des Césars et de la vraie liberté; la haine des philosophes et des rhéteurs dont l'orgueil et l'indépendance individuelle résistent à toute discipline et trouvent qu'on ne leur permet rien quand on ne leur permet pas tout; la

haine des chrétiens, nos pères, qu'ils persécutèrent et qui n'ont pu voir en eux que des ennemis; la haine de l'univers réagissant contre la domination romaine dont les empereurs furent la plus haute et la dernière expression; enfin cette haine, vague mais profonde, qui éclôt de l'antipathie de deux civilisations. C'est cette coalition d'inimitiés qui a sévi contre les Césars et les a calomniés auprès de la postérité nos récentes haines révolutionnaires contre la royauté n'ont écouté que ces calomnies, et ce que nos pères n'accueillaient qu'avec discrétion sur les empereurs, nous l'avons cru sans mesure et nous en avons flétri la société romaine tout entière, en haine des empereurs.

Tacite accusait déjà les historiens des Césars de partialité. Si les uns étaient trop flatteurs, les autres étaient trop dénigrants; mais le dénigrement l'emportait, parce que l'éloge ressemble à la servitude, et que la satire a un faux air de liberté1. Pendant la vie des Césars on les adulait par peur; après leur mort, on les déchirait par rancune. Nous avons vu que Josèphe confirme ce jugement de Tacite, qui lui-même n'est pas exempt de reproche; c'est que notre situation peut nous pervertir de bonne foi. Trop loin de la servitude on ne la comprend pas, on la méconnaît; et trop près, on la sent trop pour ne pas l'exagérer.

3

L'histoire antique nous transmet beaucoup de dénigrements contemporains, pour affecter l'indépendance; elle nous apprend, mais pour la flétrir, l'adulation officielle; les éloges particuliers ont péri comme les prôneurs. Puis, ni le peuple, ni les soldats, qui aimaient les empereurs, n'ont écrit de mémoires; et pour les nobles, on peut leur appliquer, quant aux Césars en général, ce mot de Tacite : « C'est que s'il pouvait importer à Rome que Vitellius succombât, ce n'est pas ceux qui le trahirent pour Vespasien, comme ils avaient trahi Galba pour Vitellius, qui ont droit de l'accuser. »

Où d'ailleurs se fût puisée l'histoire secrète des Césars, la plus accusatrice, si ce n'est dans les rumeurs? Et qu'est-ce que la ru

1 Hist., 1-1.
5 Hist. anc. des Juifs, 19-5.

2 Tacite, Ann., 1-1.

Hérodien, liv. 1, parle comme Tacite et Josèphe. J'ai cité ailleurs Sénèque, qui traite les historiens de menteurs. V. Opinion publique.

meur dans un milieu où le mensonge était si libre, si parfaitement maître de son terrain au sein de tant de haines et de si peu de critique? Les Césars sont donc devenus je ne sais quel texte consacré pour la déclamation. Personne ne contestera ni leurs vices, ni leur tyrannie; mais tout homme juste, tout esprit qui veut profiter de l'histoire doit s'en rendre un compte équitable. Si la justice pour les vivants est un devoir, la justice pour les morts doit être une religion. La plus sainte de toutes les justices est, si je peux le dire, la justice historique sans laquelle il n'y a pas de conscience humaine, sans laquelle les leçons du passé ne tournent qu'à notre ruine. Quand nous ne rechercherions pas la vérité sur les pouvoirs qui ne sont plus, par égard pour eux, nous le devrions par intérêt pour nous-mêmes; car les morts ont reçu leur récompense: c'est aux survivants à s'instruire pour s'améliorer.

Quand Bossuet défend le christianisme contre les païens, il pose ce principe sans lequel il n'y a pas de certitude : « Distinguons, écrit-il, ce que fait dire une haine aveugle d'avec les faits positifs dont on allègue la preuve. Il y a parmi les Romains si peu de preuves constantes contre Jésus-Christ que ses ennemis ont été réduits à en inventer 1. » Voilà comment les chrétiens se précautionnent contre les païens. Mais voici comment Montaigne se plaint des chrétiens trop fervents : « Le zèle en arma plusieurs contre toutes sortes de livres païens... Ils ont aussi eu cecy de prester aisément des louanges faulses à tous les empereurs qui fesoient pour nous, et condamner universellement toutes les actions de ceulx qui nous estoient adversaires, comme il est aisé à veoir en l'empereur Julian surnommé l'Apostat 2. » Et, pour ne prendre qu'un exemple de la justesse d'observation de Montaigne, on peut voir le sage Bossuet lui-même, qui n'hésite pas à reprocher à Trajan son goût pour le vin et pour les femmes (c'est-à-dire des faiblesses), louer Théodose le Grand comme le modèle des souverains3, sans mentionner l'exécrable massacre de Thessalonique, c'est-à-dire une barbarie sans exemple.

Au surplus, c'est tout autre chose de juger les Césars d'après Suétone et Tacite, ou de les juger comme eux. Pour mon compte,

2

1 Disc. sur l'hist. univ., 2e partie, section 12.- Essais, liv. 2, ch. 19. sur l'hist. univ., 1r partie, 11.

3 Disc.

si je les juge d'après eux, je ne les jugerai pas absolument comme eux'. Je ne referai pas leur histoire; je n'imiterai pas ceux que je blâme; je ne substituerai pas mes faits à leurs faits. Je prendrai leurs faits, moins leurs contradictions et leur malignité. Mais je jugerai ces faits avec un désintéressement qu'ils ne purent avoir; avec le calme et l'expérience qu'apportent les siècles; car, si les anciens eurent sur nous le don de l'expression et de la forme, nous avons sur eux, comme plus anciens dans le cours des âges, la netteté et la sûreté de coup d'œil que donne la pratique de la vie.

II

On flétrit politiquement les Césars en opposant à la servitude impériale le tableau de la liberté républicaine : on compare toujours les beaux côtés de la république romaine aux mauvais côtés de l'empire. La république romaine eut ses agitations glorieuses; l'empire romain eut son heureuse paix; il y eut un temps où la société romaine fut éminemment propre à la république; il en fut un autre où elle fut invinciblement destinée à l'empire. On s'étonne d'avoir à exprimer des vérités si simples; à cet égard l'histoire est si expressive et si formelle qu'on s'explique difficilement l'aveuglement, même de la passion.

<«< Les rois, dit Salluste, suspectent plus les bons que les méchants, et toujours le mérite d'autrui les inquiète. » Cette maxime ne convient pas plus aux rois qu'aux autres chefs de peuples. Est-ce que les vertus d'Aristide n'inquiétèrent pas Athènes, c'està-dire les Athéniens rivaux d'Aristide? Est-ce que la gloire et les vertus des Scipions ne leur furent pas fatales? Est-ce que les Gracques, à un autre point de vue, furent plus heureux que les Scipions? Salluste se réfute, il se complète au moins quand il écrit à César sur l'aristocratie de son temps : « que la plupart des hommes puissants se dirigent par un mauvais principe, puisqu'ils

1 Claude, par exemple, est le modèle du travestissement des Césars.

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Catil., 7.

se croient d'autant plus en sûreté que leurs subordonnés sont plus corrompus1. » Ainsi, sous l'anarchie républicaine, les faveurs des grands, c'est-à-dire les honneurs, étaient le prix de la corruption et de la souplesse. Le pis qu'il pût arriver aux Césars, c'était de continuer, en cela, la république dégénérée.

Rome seule, ou plutôt les seuls grands de Rome eurent intérêt, dans Rome, au rétablissement de la république, car le reste de l'empire n'eut qu'à goûter les bienfaits de la hiérarchie, de l'ordre public, de la subordination, en échange des mille maux qu'avait fait endurer un autre régime. A Rome même, si l'empire fut fatal à Thraséas, à Sénèque, à Corbulon, comment finirent, sous la république, non-seulement les Scipions et les Gracques que je viens de citer, mais Marius, Merula, Catulus, Cinna, Sertorius, Perpenna, les trois Pompée, César, Caton d'Utique, Cicéron, les deux Brutus, Cassius, Antoine, tous les tribuns sans exception?

Sortons de Rome et écoutons Plutarque sur l'état des provinces. « Après Actium, Octave vogua vers Athènes. Ayant pardonné aux Grecs dont les villes étaient si misérables qu'il n'y avait plus ni argent, ni esclaves, ni bêtes de somme, il leur fit distribuer les restes du blé amassé pour la guerre. J'ai entendu, poursuit-il, mon aïeul Néarque raconter que nos concitoyens furent contraints d'apporter, chacun sur leurs épaules, une certaine mesure de blé sous la conduite de gens qui les hâtaient à coups de fouet. Après ce premier voyage, ils étaient requis pour un second du même genre, lorsqu'on apprit la défaite d'Antoine3. » Ceci ne se commente pas. L'Asie dévastée, la Grèce spoliée, les Gaules et l'Espagne noyées dans le sang; Carthage, Numance, Sagonte, Vacca, Munda, Cordoue brûlées et rasées disent assez à quel prix, pour le monde, brilla Rome républicaine. « Ce choc des citoyens qui se disputent le gouvernement de l'État, dit Platon, ressemble à une querelle de matelots qui voudraient tous tenir le gouvernail *. » Voilà principalement pourquoi la république romaine agita si cruellement l'univers. La république fut donc le règne et la licence des grands, la détresse des petits; tandis que l'empire romain fut la paix des petits et la détresse des grands.

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