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siége, ou à son occasion, onze cent mille personnes : la seule pensée d'un tel désastre épouvante 1.

Mais parcourez dans Josèphe quelques-uns des incidents de ce siége, et, par exemple, un assaut donné par les Romains au temple de Jérusalem en flammes : le petillement de l'incendie, les hurlements du peuple, le bruit des légions en fureur, les cris des factieux, les populations des montagnes environnantes répondant à ces sinistres clameurs, le sang ruisselant de toutes parts et semblant disputer les ruines du temple à l'incendie, et pourtant, par un dernier effort, les assiégés repoussant enfin les Romains, ce tableau terrible a quelque chose d'infernal; il faut le lire, et que serait-ce que de l'avoir vu?

Or ce tableau n'est pas unique. Chaque ville de la Judée fut une Jérusalem pour la résistance, même après la chute de Jérusalem. Massada, par exemple, qui était défendue par son site et par des fortifications extraordinaires, l'œuvre d'Hérode, sembla une dernière ressource. Hérode y avait accumulé les approvisionnements; et telle était l'excellence du climat et des appropriations, que, cent ans après leur dépôts, les provisions conservaient toute leur fraicheur. Par des ouvrages inouïs, les Romains finirent par entamer les remparts de Massada qui semblaient construits dans les airs. Quand les assiégés en sont là, ils se réunissent sur la place publique, y délibèrent et y arrêtent leur mort en masse; les femmes encourageant les hommes dans ce terrible dessein. En conséquence, après avoir brûlé toutes leurs richesses, ils tirent au sort dix hommes chargés d'égorger tout le reste. Quand tout fut tué, si ce n'est les dix exécuteurs, l'un de ces dix se chargea des neuf autres. Resté seul, il demande à haute voix s'il n'est nécessaire à personne, et, après s'être assuré que tout est mort autour de lui, il se tue lui-même auprès des siens, sur un amas de cadavres. Le lendemain, comme le silence de la place inquiétait les Romains

« Je ne crois pas que, depuis la création du monde, une ville ait tant souffert, » dit Josèphe. (Ibid., 5-28.)

<< Parmi les onze cent mille victimes juives qui périrent au siége, un très-grand nombre appartenaient aux provinces, d'où elles étaient venues pour la fête de Pâques.» (Ibid., 6-45.)

2 Ibid., 6-28

3 Savoir de la fin du règne d'Hérode à l'avénement de Vespasien.

qui n'avançaient qu'avec défiance, une vieille femme et un enfant sortis d'un égout leur racontèrent l'événement'; Dieu s'étant comme réservé deux témoins de ce drame incroyable.

Ce n'étaient pas seulement en corps de peuple, en débris de peuple que les Juifs résistaient; ils bravaient les Romains individuellement. Les derniers partisans de la nationalité juive, les sicaires qui désolaient les campagnes, ces judaïstes qui ne reconnaissaient que Dieu pour maître, combattirent jusqu'au dernier pour leur foi, et les tourments ne purent rien sur eux. Plutôt que de nommer l'empereur leur souverain, ils se laissaient brûler, mutiler, et semblaient se réjouir qu'on les mît en pièces 2.

Cette société meurt donc sous Vespasien toute vive, et, quand elle renaît sous Adrien, ce n'est que pour mourir violemment encore. Les Juifs périrent donc en Orient par leur anarchie ou par leur faiblesse politique en face du peuple roi; mais leur foi se soutint jusqu'au bout3; nulle parité sur ce point entre Rome et la Judée. La captivité même du Dieu juif qui impressionnait les Romains contre les vaincus à qui on l'objectait comme un signe de leur condamnation sociale, n'ébranla pas la constance juive. Pourquoi? « C'est qu'il y a, dit Tertullien, deux avénements du Christ l'un dans son humilité, il est passé; l'autre dans sa gloire, mais à la fin des siècles, et que les Juifs, qui ont méconnu le premier, espèrent toujours le second 3. » Voilà qui est précis ; c'est ce qui explique la persistance de leur foi et l'héroïsme de leur chute; et voilà comment ce n'est pas moins dans les causes que dans la forme que Rome et Jérusalem diffèrent quand elles succombent.

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Ainsi qu'on l'a vu, le caractère social des Juifs s'explique par le caractère général des races de l'Orient africain dans lequel ils vécurent. La réprobation dont ils furent l'objet, non de la part du gouvernement romain, mais de la société romaine, s'explique par la défaveur qui les poursuivait en Orient, et cette défaveur naît de l'exclusivisme de leurs institutions et de leurs instincts. J'ai dit

Josèphe, Guerre des Juifs, 7-36.

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3 << Obstinatio viris feminisque par; ac si transferre sedes cogerentur, major vitæ melus quam mortis. » (Tacite, Ilist., 5-13.)

4 Minut. Félix, Dialog. d'Octavius, 10, 5

Apologét., ch. 21.

que l'idéal des croyances juives, supérieur au paganisme, s'en rapprochait pourtant, et par la métempsycose qui souillait cet idéal, et par ce qu'il offrait d'indéterminé sur la vie future, et par la solidarité qu'il admettait entre la prospérité matérielle d'un peuple et ses croyances, et par l'attente même d'une prospérité toute terrestre que devait lui apporter ce Messie toujours espéré : on a vu enfin que, par son tempérament et ses passions, la race juive, quoique pleine de foi et très-énergique dans sa foi, s'était montrée très-rebelle et très-inférieure à son idéal.

Quelques dernières considérations seront ma conclusion. Josèphe, après avoir prouvé l'excellence du judaïsme et l'antiquité d'origine de la race juive, en tire cette conséquence, que les Juifs ont donné au monde les meilleurs préceptes, et qu'ils sont les instituteurs des nations en quelque sorte, puisque nul peuple ni n'est si ancien1, ni n'a un si bon fond de doctrines 2. Josèphe disait vrai, même de son temps, quoique son observation soit plus applicable au nôtre, puisque c'est du judaïsme qu'est issu le christianisme, et qu'en prenant possession du monde antique le christianisme a renouvelé l'idéal de ses peuples: mais, avant le règne du christianisme, le judaïsme, culte vivace mais restreint, idéal supérieur mais peu connu, fut plutôt quelque chose par son berceau (foyer religieux, sanctuaire des mystères pieux du monde antique et touchant à plusieurs continents, puisque la Judée et l'Égypte se confondent par leur théâtre) qu'il n'eut de portée par son effusion parmi les hommes. Le judaïsme resta comme enfoui dans un coin de l'Orient, et n'en sortit que par la transformation chrétienne. Jusque-là ce ne fut qu'un germe caché, qu'une sorte de chrysalide religieuse, et ce n'est qu'en brisant sa vieille enveloppe que l'esprit qu'il renfermait put planer sur la terre.

D'autre part, la race juive, inférieure à son idéal, a été, par ses qualités comme par cet idéal, supérieure à son théâtre; elle a puissamment agité cette étroite scène de la Judée; elle l'a passionnée, illustrée de ses émotions, de ses souffrances et des mille drames

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1 Josèphe, Contre Appion, passim, surtout dans le Ier livre et la conclusion.

2 Moïse précède Homère de plus de cinq cents ans. (Tertull., Apologét., 19.) « L'Orient a un rapport particulier avec Dieu, qui est le vrai principe de la lumière.» (Lact, Inst. div., 2-10.) — La raison n'est que poétique peut-être; mais l'observation est juste: l'Orient est éminemment religieux.

qui constituent sa merveilleuse histoire; elle l'a souvent débordée par ses grandeurs, et l'Orient africain n'a haï la race juive que parce qu'il l'avait subie.

Le judaïsme, en tant que dogme charnel et terrestre, ne fut qu'un paganisme épuré 2. Comme le paganisme romain, il se proposa surtout le gouvernement de la société et son bonheur ici-bas; l'un et l'autre paganisme furent théocratiques. Mais le paganisme romain fut éminemment politique; le judaïsme fut éminemment sacerdotal. L'esprit de caste ne fut presque rien chez l'un; il fut presque tout chez l'autre. Le paganisme romain est tombé de la même chute que sa politique; il est mort moralement comme physiquement, parce que sa chute ne lui laissait nulle espérance. Le judaïsme, qui s'est réservé l'espérance, vit toujours. C'est parce qu'il attend toujours quelque chose (expectatio gentium*) qu'il dure à travers les siècles. Il s'obstine à vivre, parce qu'il a intérêt à vivre un grand esprit est le souffle qui vivifie encore sa dépouille.

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1 « Des viandes, des cérémonies charnelles, jusqu'au temps où la loi serait corrigéc... J. C. a substitué son sang au sang des boucs. » (Saint Paul aux Hébreux, 9.) 2 La métempsycose juive des pharisiens, selon Josèphe, ces âmes prisonnières après la mort, ou bien retournant dans la suite des siècles recommencer une vie terrestre, sont textuellement dans Virgile:

Dolent gaudentque, neque auras
Despiciunt », etc. (Enéide, liv. 6.)

3 Le grand sacrificateur veille à l'observation des lois, juge les différends; quiconque lui désobéit est châtié, comme s'il eût désobéi à Dieu même. » (Josèphe, Contre Appion, 2-7.)

* Saint Justin, 2o Apologie.

XI

CHRISTIANISME

Bossuet termine magnifiquement ce qu'il nomme la neuvième époque de l'humanité : « Victorieux par mer et par terre, dit-il d'Auguste, il ferme le temple de Janus. Tout l'univers vit en paix sous sa puissance et Jésus-Christ vient au monde1. >> Dans cette image sublime, la naissance du Christ et la paix du monde semblent indivisibles. On dirait que l'une enfante l'autre comme l'aube engendre la lumière, ou comme les premiers rayons du soleil excitent les brises matinales; mais Bossuet ne va pas plus loin que l'apparence, son bon sens s'arrête à l'image.

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L'ardent Pascal va plus avant : « Effundam spiritum meum dit-il; tous les peuples étaient dans l'infidélité et la concupiscence; toute la terre fut ardente de charité. Les princes quittent leur grandeur, les filles souffrent le martyre. D'où vient cette force? C'est que le Messie est arrivé; voilà l'effet et les marques de sa venue. » Comme eux, mais avec plus d'imagination que de sens, Chateaubriand s'écrie : « Le Messie vient, la race vendue finit',

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