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l'apparition des premiers chrétiens n'est qu'un jeu d'esprit. Comment en douter si ce que j'ai dit sur l'état des croyances sous les premiers Césars, sur les objections faites par les premiers chrétiens au paganisme, sur le caractère du culte païen, sur l'essence symbolique de son idéal, sur la vertu sociale et privée de cet idéal; enfin, sur la marche de sa décadence et les causes déterminantes de sa chute, est sanctionné soit par le raisonnement, soit par l'histoire. Ce que je vais dire sur le judaïsme et le christianisme complétera, je crois, cet ordre d'aperçus. Une démonstration d'ensemble ressortira de toutes les démonstrations partielles.

X

JUDAÏSME

Les anciens eux-mêmes trouvaient à la Judée je ne sais quel caractère poétique et mystérieux. « Ce pays, dit Tacite, est borné à l'orient par l'Arabie, il s'étend au midi vers l'Égypte ; au couchant, il longe la Phénicie et la mer; au septentrion, la Syrie. Les hommes y sont sains et robustes, le sol fertile. Toutes nos productions y abondent; mais, de plus, le baume et les dattes. Le palmier est un grand et bel arbre le baumier est un arbuste; ses rameaux gonflés de séve craignent le tranchant du fer; on les fend avec un fragment de pierre ou une coquille; la médecine emploie le suc qu'ils distillent. Chose étrange, sous un ciel brûlant, le Liban, la plus haute montagne du pays, est toujours frais et couronné de neiges. Il produit et alimente le Jourdain, lequel ne tombe pas dans la mer, mais traverse impunément deux lacs et se perd dans un troisième. Ce dernier est comme une mer, avec une saveur plus âcre; il exhale une odeur méphytique qui résiste aux vents; il n'admet ni poissons ni oiseaux aquatiques. Ses eaux inqualifiables portent comme un corps solide; et, qu'on nage ou non, on se maintient à leur surface. Il rejette chaque année le bitume que l'expérience, mère de tous les arts, apprit à recueil

lir1.......... On dit que, non loin, sont des plaines jadis fertiles et couvertes de grandes villes que dévora le feu du ciel; que, par suite de ce désastre, la terre y semble grillée et privée de sucs nourriciers; car tout ce qu'elle produit spontanément, tout ce qu'on y sème, avorte en herbe ou en fleur, ou n'atteint son développement que pour noircir et se dissoudre. » Tel est le théâtre à la fois riche et désolé, mais unique en quelque sorte, d'un peuple unique comme son théâtre et, comme lui, brillant ou misérable.

Les anciens variaient sur l'origine des Juifs: Selon les uns, Hiérosolyme et Juda colonisèrent, sous le rège d'Isis, un surcroît de race égyptienne; selon d'autres, ce furent des Éthiopiens qui, en haine du roi Céphée qui les opprimait, s'expatrièrent; «plusieurs prétendaient qu'un amas d'Assyriens dépourvus de terre, en avaient d'abord usurpé sur l'Égypte, puis envahi l'Idumée ; d'autres assuraient que c'étaient les Solymes célébrés par les chants d'Homère qui avaient bâti Jérusalem3. » D'après la Bible, les Juifs ne sont issus que d'eux-mêmes; quoi qu'il en soit, ils appartiennent à la race orientale, et à l'orient africain. Ils ont longtemps lutté avec des chances diverses, souvent heureuses contre des races analogues, ou même contre des empires florissants; tantôt oppresseurs, tantôt humiliés, quelquefois captifs, toujours haïssant les autres peuples, toujours haïs, toujours agitants ou agités parmi des voisins non moins passionnés, non moins turbulents qu'eux-mêmes.

On voit dans Juvénal que les Tentyrites, étant en guerre avec une autre nation d'Égypte, poussèrent la férocité des représailles jusqu'à manger de la chair de leurs ennemis. Cette futile nation, habituée « à déployer ses minces voiles sur des canots d'argile et à manœuvrer avec de petites rames une conque peinte,» se livrait à cette énormité; elle confondait dans sa pensée, dit Juvénal, la colère et la faim. «Oh! la sainte nation, poursuit-il, qui se nourrit de chair humaine!» Monstrueuse Égypte, s'écrie à son tour Lucain, ni la Thessalie ni les Syrtes barbares ne connurent autant de forfaits qu'en enfanta ta voluptueuse mollesse ! » Cette férocité n'était pas particulière à l'Égypte. Quand, pour se soustraire aux

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dernières horreurs du siége de Jérusalem par Titus, deux mille Juifs s'enfuirent vers le camp romain, les auxiliaires syriens et arabes des assiégeants ouvrirent le ventre à ces fugitifs pour leur arracher l'or qu'ils avaient avalé comme une ressource extrême; et, malgré les plus terribles édits de Titus, ces attentats, d'abord publics, continuèrent secrètement1. Dans cet orient africain, les Grecs s'embrasaient comme les indigènes : réconciliés avec les Syriens dans Séleucie, après un conflit où les Juifs avaient épousé la querelle des Syriens, les Grecs se vengèrent en égorgeant, avec leurs nouveaux alliés, cinquante mille Juifs2.

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D'après Josèphe, les Grecs d'lonie opprimaient et vexaient les Israélites les Grecs reprochaient aux Juifs leur qualité d'étrangers, à quoi les Juifs répondaient qu'ils étaient citoyens et ne nuisaient à personne. Ce n'est pas que les Grecs fussent intolérants pour l'étranger, mais le Juif était un étranger bizarre; et, par exemple, on n'aurait pu le résoudre à se servir d'huile grecque. Aussi les Romains favorisèrent-ils, en Orient, les mœurs grecques plutôt que les mœurs juives. Quand Auguste divisa le royaume d'Hérode entre ses parents, il réunit à la Syrie Gaza, Gadara et Ippon comme ayant les mœurs grecques. Les Grecs, du reste, se montraient agitateurs révolutionnaires en Orient, comme ils l'avaient été en Occident; depuis qu'ils ne régnaient plus chez eux par les armes, ils régnaient partout par l'intrigue, et les Juifs accusaient les Grecs d'irriter contre eux les peuples. «Les Scythopolitains, disaient-ils, nous ont attaqués pour plaire aux Grecs, et ils ont égorgé tous les nôtres. Après tout, y a-t-il une ville en Syrie qui ne nous ait traités de même et ne nous haïsse encore plus que les Romains? Damas n'a-t-elle pas tué dix-huit mille Juifs? N'assure-t-on pas qu'il en a péri, en Égypte, plus de soixante mille"? >>>

La politique romaine n'avait pas besoin de nourrir des discordes si naturelles au tempérament de ces races; il lui suffisait, pour les utiliser, de discipliner ces haines. Césarée, Ascalon, Tyr, Ippon,

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5 Josèphe, Autobiographie.

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Appion, à son tour, reprochait aux Juifs de ne taire

aucun bien aux étrangers, surtout aux Grecs. (Josèphe, Contre Appion, 2-5 )

6 Josèphe, Hist. anc. des Juifs, 17-13.

7 Josèphe, Guerre des Juifs, 7-34

Scythopolis, Alexandrie, se signalèrent par des égorgements effroyables Césarée tua vingt mille Juifs ses concitoyens; Scythopolis treize mille; Alexandrie cinquante mille. Ici, comme ailleurs, nulle pitié pour les vieillards ou les enfants. Les Alexandrins, plus furieux que les Romains contre les Juifs indociles, s'acharnaient sur les cadavres dont on avait peine à les détacher, tandis que les Romains s'arrêtaient au premier signe'; image de la fureur orientale et de la discipline romaine. C'est ainsi que traitait les Juifs cet orient africain qu'ils avaient humilié de leur grandeur et fatigué de leur intolérance.

Soit contre-coup de la haine de l'Orient, soit que les mêmes causes produisissent généralement les mêmes effets, les Juifs étaient à Rome l'objet du dédain et de la répulsion publique. Les Romains qui ne méprisaient personne systématiquement, méprisaient le Juif; ils le méprisaient et le recherchaient parce que les superstitions magiques avaient beaucoup de vogue à Rome, et que c'étaient les Chaldéens ou les Juifs (car on les confondait) qui avaient le secret de ces mystères. La prévention, comme toujours, les dénigrait. Les Romains ne travestirent pas moins le judaïsme que le christianisme qui en dérivait; comme, à leur tour, les Juifs et les chrétiens travestirent le paganisme dont ils ne voulaient connaître que l'apparence mythologique, sans s'élever au symbole qui était évident. L'injustice fut donc égale et réciproque; les préjugés religieux sont les moins traitables.

« Le Juif n'adore la divinité que sous la forme d'un porc, dit Pétrone3. Chez ce peuple, la seule noblesse, poursuit-il, la seule preuve d'une condition libre, c'est d'avoir le courage de se circoncire..>> Au souper de Trimalcion, il est question d'un esclave fort recommandable: « il n'a qu'un défaut, dit-on en riant, c'est un circoncis3; » badinage de beaux esprits, sans doute, mais il était général. « Le fils d'un pieux observateur du sabbat, écrit de son côté Juvénal, n'adore que le pouvoir des nuages. Nulle différence

Josèphe, Guerre des Juifs, 2-36.

2 « Les Égyptiens nous haïssent; les Phéniciens ne nous aiment pas; ceux de Tyr sont nos ennemis particuliers. » (Josèphe, Contre Appion, 1-4.) — « La septième année du règne d'Hérode, nous éprouvâmes d'immenses désastres, exagérés par la haine que nous portaient les autres nations. » (Josèphe, Hist. anc. des Juifs, 15-7.) 3 Satyric., fragm. 17. — Ibid. 5 Ibid., 68.

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