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Quant à l'œuvre du droit romain, elle fut le fruit naturel de la sagesse éclectique de Rome: on la doit à cet esprit de choix qui n'eut jamais rien d'exclusif; à cet esprit de tradition1 et de lenteur qui aime mieux marcher moins vite que d'avoir à rétrograder; à ce sentiment qu'eut Rome de sa mission sociale qui lui faisait comprendre que, ce qu'elle décidait, elle le décidait pour l'univers et presque pour l'éternité, tant sa puissance lui semblait durable! à ce suprême bon sens, assez modeste pour accepter ce qu'il y avait de meilleur chez les autres, assez supérieur pour savoir perfectionner et imposer ses importations; enfin, à un mécanisme intellectuel et pratique tel que, dans son ensemble, ce fut un merveilleux instrument merveilleusement manié. C'est ainsi que naquit et progressa dans Rome cette science sociale du droit, l'honneur de l'esprit romain, sa plus haute originalité, sans précédents qui l'aient provoquée, comme sans conséquents qui l'aient absorbée; mélange exquis de sens pratique et de spiritualisme, de sentiment et de rectitude scientifique, de sévérité et d'équité, de fermeté et de bienveillance; en un mot, « cet art du juste et du bon, » qui n'a osé se définir si noblement que parce qu'il se sentait digne d'une définition qu'il a remplie avec toute la perfection dont l'homme est capable, dans une œuvre dont j'appellerais les débris le Parthenon romain, si l'architecture morale se comparaît avec les merveilles de la pierre ou du marbre, et si les œuvres de l'esprit ne surpassaient pas celles de la main de toute la hauteur dont l'âme surpasse la matière.

1 La tradition semblait régler jusqu'au chagrin de la veuve: « Et si talis sit maritus quem, more majorum, lugeri non opportet. » C'est Ulpien qui écrit cela. (Ff., lib. 3, tit. 2, n° 11.)

2

«< On ne voit nulle part une plus belle application des maximes de la loi naturelle.» (Bossuet, Disc. sur l'hist. univ., Révolution des empires, 3o partie.) — M. Cousin déclare « que la législation romaine a donné au monde le gouvernement le plus admirable qui fut jamais. » (Cousin, Œuvres littéraires, t. 1, p. 63, édit. Pagnerre.) Nous verrons ailleurs ce qu'il faut penser du gouvernement romain. Je ne constate ici que la législation de Rome, ou plutôt sa justice.

IX

PAGANISME

Il m'a paru que la religion païenne, celle de Rome surtout, avait été l'objet des mêmes préventions et de la même injustice que les mœurs romaines; qu'on avait plutôt déclamé contre cette religion qu'on ne l'avait jugée; qu'on n'en avait présenté que le côté le plus grossier, le côté purement humain ; qu'on avait pris l'état de certains esprits, de certains lettrés, de certains hommes d'État, pour l'état général de la population de l'empire au point de vue des croyances; qu'enfin, quand on avait attribué la chute. de l'empire romain à l'absence des mœurs dans sa société, et à l'absence de la vérité dans sa religion, on s'était trompé. C'est ce que je vais tâcher de montrer.

I

Faut-il induire du poëme de Lucrèce que l'athéisme qu'il chante était la religion de son temps; ou que Jules César, qui parlait si légèrement des enfers en plein sénat, mais que reprenait si gravement Caton sur le même texte, fut l'interprète de la pensée générale? Autant vaudrait dire que Claudius Pulcher, qui jetait à la

mer les poulets sacrés, afin qu'au moins ils bussent, puisqu'ils refusaient de manger, témoignait des sentiments religieux d'une époque où la religion fut si respectée. Les boutades impies de certains esprits ne sont pas toujours concluantes contre euxmêmes qui se démentent souvent dans leur langage, ou dont la pratique est plus décente que la parole; mais surtout elles ne préjugent rien sur l'état moral des masses. Juvénal a beau dire que les mânes et que le Styx ne sont que des fables que ne croient plus même les enfants, si ce n'est ceux qui se baignent encore gratis 1; Pétrone affirme en vain, par la bouche d'un de ses interlocuteurs, que personne ne croit plus que le ciel soit le ciel, et qu'on estime Jupiter moins que rien2; je réponds à Pétrone par lui-même car si, comme il le prétend, les prêtres de son temps préparent à loisir leurs prétendues fureurs prophétiques, s'ils commentent avec impudence des mystères qu'ils ne comprennent pas, il faut que les croyances générales alimentent leurs impostures; et je demande à Juvénal, s'il est vrai que son siècle soit impie, pourquoi il écrit violemment contre la superstition *. Écoutez Martial en belle humeur, il écrira que si Jupiter et Domitien l'invitaient en même temps à souper, il répondrait à Jupiter : « Cherchez un autre convive, mon Jupiter me retient sur la terre3. » Ce n'est pas moins le même Martial qui, vivant à la campagne, fait soir et matin ses dévotions aux divinités païennes, comme il l'écrit à un ami et «< qui en reçoit, en retour, des inspirations charmantes. Le siècle de Louis XIV, si grave et si religieux, nous donnerait le même spectacle : quelques beaux esprits fourvoyés, le plus souvent repentants, n'y représentaient pas les croyances générales".

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Je vois pourtant dans le panégyrique de Trajan, par Pline, des flatteries qui, à force de vouloir honorer l'empereur, sont irrespectueuses pour la divinité. « Pour servir Rome, les dieux, dit-il, n'ont qu'à imiter César3. » Cela est d'autant plus fâcheux, que c'est officiel, et que l'orateur est le consul lui-même parlant au

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Epigr., 9-102. 6 Ibid., 4-90.

7 Le ton de quelques cercles de Paris au dix-huitième siècle n'était nullement, comme religion, l'expression de la France; on le vit bien sous la Révolution.

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prince au nom du sénat. En général, le paganisme péchait par une extrême tolérance dogmatique; il acceptait non-seulement l'outrage public, mais l'irrévérence officielle. Ce Pline le Jeune dont nous parlons vivait d'ailleurs irréprochablement et vantait la piété de tous ceux qu'il recommandait à ses amis; c'était lui qui dénonçait à Trajan les chrétiens de Bithynie et se réjouissait du retour des offrandes aux divinités païennes trop délaissées 1; c'était lui qui, de l'avis des aruspices, restaurait, accroissait même un temple de Cérès, où, dit-il, on traitait beaucoup d'affaires, en même temps qu'on y acquittait beaucoup de vœux 2.

Que Tibère fût fataliste comme le prétend Suétone; qu'il se livrât à l'astrologie comme tous les grands de Rome, je le crois volontiers; mais que ce prince méconnût la religion et négligeât les dieux comme l'affirme le même Suétone, j'en doute; car c'était un profond théologien que cet empereur, selon Tacite 3, et le langage que lui prête cet historien, à part la fameuse lettre qui atteste les anxiétés et les dégoûts de sa vieillesse, est empreint d'un haut accent religieux, et reflète je ne sais quelle majesté sacerdotale. On sait même que Tibère défendit qu'on le divinisât; sentiment pieux s'il en fut! Caligula provoquait, dit-on, Jupiter dans son sanctuaire, et l'apostrophait en ces termes : « Détruismoi, ou je te détruirai o; » ce qui prouve une fois de plus, si c'est vrai, la démence de ce prince. Néron dépouilla les temples, mais ce fut pour secourir Rome aux trois quarts consumée7; — jeune et puissant, «il méprisait les dieux », dit Suétone ; il n'en fut pas moins frappé d'une terreur religieuse après le meurtre de sa mère. Qu'on étudie, soit les princes, soit les simples particuliers, on y verra presque toujours le fait corriger le système, et la sagesse pratique dominer l'écart 1o. Je conviens d'ailleurs que les

'En Bithynie, l'un des foyers du christianisme (Lett., 10-97); il s'en fallait qu'il en fût partout de même. Plutarque atteste que, de son temps, la foi des populations enrichit et accroît, chaque jour, le Pylée de Delphes. (V. Plutarq., Pourquoi la Pythie ne rend plus d'oracles en vers.)

2 Lett., 9-39.

3

« Cuncta fato regi.» (Vie de Tibère, 69.)

▲ Ibid. 5 Ann., 1-76, 6-12. ·

45.8 Suét., Vie de Néron, 56.

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6 Suét., Vie de Calig., 22.

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9 Tacite, Ann., 14-10.

10 Pline le Jeune, par exemple, après avoir commencé son Panégyrique par dire qu'on doutait si c'étaient les dieux ou le hasard qui donnaient des empereurs à Rome (ch. 1), finit son discours par remercier Jupiter de tous les bonheurs qu'on

Césars, qu'on croyait issus des dieux, purent d'autant mieux ou blier qu'ils étaient hommes; mais leur amour-propre n'en était que plus intéressé aux croyances du paganisme; les empereurs romains comprenaient sans peine que leur pouvoir, tout théocratique, n'eût pu se faire impie sans se suicider. Leur orgueil et leur intérêt veillaient sur leur foi; n'en croyons pas facilement les libellistes sur leur compte.

La vérité sur l'état des croyances sous les premiers Césars et même longtemps après, le bon sens, comme toujours, nous la révèle. Nous avons vu précédemment les philosophes se perdre dans leurs systèmes, mais le panthéisme prédominer chez les lettrés et les porter généralement à croire que Dieu ne daigne pas s'occuper des hommes 1; doctrine que venait combattre le christianisme; mais mais que le judaïsme semblait corroborer en prétendant que Dieu, exclusivement absorbé dès l'origine du monde dans le soin du peuple juif, avait négligé le reste de l'univers 2. Les hommes d'État, les empereurs même, pouvaient, comme philosophes (les premiers Césars l'étaient peu), s'égarer métaphysiquement; mais le pli de leur vie, mais la discipline romaine les maintenait croyants, surtout pratiquants. Sans doute avec les divinités de l'Orient vinrent à Rome, qui accueillait tout en ce genre, les superstitions orientales, - spécialement l'astrologie et la magie*, nouveautés qui attirèrent beaucoup de personnes comme toutes les nouveautés, et qui, cessant d'être nouvelles, eurent, soit la vogue des choses défendues, soit la vogue que le mystérieux et le merveilleux ont chez tous les peuples; mais le culte traditionnel, la foi générale à la religion des ancêtres, persista dans les masses3. Lucien fait dire à Momus, dans Jupiter le tragique « qu'on rit un peu des dieux antiques, mais qu'après tout ils ont pour eux la

doit à Trajan, sous ses auspices, et confie le prince (ch. 94) à la toute-puissante honté du dieu. Voir encore, Lett., 9-14, avec quel respect il parle des dieux de la Grèce: << qu'on honore, dit-il, même ses fables! » les fables de la Grèce.

1 J'ai développé ceci en appréciant la philosophie.

2 V. Minutius Félix dans son Octavius, ch. 10.

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- Tacite appelle Rome le réceptacle de toutes les erreurs de la

Voir ci-dessus l'Opinion publique à Rome.

5 Plutarque se préoccupe de la superstition comme Juvénal, et il écrit un traité contre la superstition, c'est-à-dire contre l'excès dans la foi païenne. Les super-titions étrangères sont tout autre chose.

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