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Marc-Aurèle a donc plus fait honneur à l'humanité qu'à l'empire; il a été plus grand comme homme que comme césar; plus grand par ses vertus que par son génie. Selon moi, ses sentiments rachetèrent ses doctrines, et sa vie fut digne de la sublimité de ses sentiments. Marc-Aurèle ne fut pas un grand, mais un saint empereur; ce fut le saint Louis du paganisme, autant que le héros de la vraie foi et celui de la philosophie sont comparables; plus philosophe d'ailleurs que prince, comme saint Louis fut plus chrétien que roi: mais, si la tristesse est une faiblesse, comme Marc-Aurèle l'affirme1, il eut profondément cette faiblesse qu'imprime toute philosophie qui n'a qu'elle-même pour base, et que ne connut pas la foi du roi chrétien : c'est par là surtout qu'ils diffèrent.

J'ai soigneusement distingué, dès le début de cet aperçu, la philosophie purement spéculative, toujours vaine, de la raison publique, toujours fructueuse. On a vu Cicéron, s'inspirant de la raison publique autant que de son génie, composer le chef-d'œuvre du traité des devoirs fait pour le citoyen comme pour l'homme privé; puis, la philosophie s'abstrayant et se particularisant, tomber dans le panthéisme et le fatalisme pour doctrine, et dans la morale purement individuelle pour but. Nous avons vu Sénèque flottant entre plusieurs stoïcismes et ne sachant que croire, soit sur la providence, soit sur le libre arbitre, penchant même en principe pour un fatalisme absolu. — Épictète continue Sénèque, mais il est plus ferme dans son stoïcisme, et l'accrédite mieux par la vigueur de ses préceptes et la sainteté de sa vie; Marc-Aurèle, je l'ai démontré, je crois, est plus panthéiste et plus fataliste que ses devanciers, car l'erreur semble croître en marchant, et tout disciple aggrave celle du maître; mais comme Sénèque, MarcAurèle dément sa métaphysique par sa morale; et, comme Epictète, ses exemples fortifient ses leçons; la modestie de l'empereur

1 11-18, neuvièmement.

enchantera d'ailleurs la postérité. Enfin, tous ces penseurs sont en même temps de grands artistes, et l'a muse antique protége auprès de nous jusqu'à leurs rêves 1.

Si l'on objecte à mon aperçu que l'esprit de curiosité métaphysique n'exista pas moins chez Cicéron que chez Sénèque, témoin tant de traités philosophiques; je répondrai qu'il s'en faut que la curiosité soit la même, et qu'elle soit métaphysique chez Cicéron comme chez Sénèque; mais ce qui les distingue surtout, c'est le milieu où chacune s'exerce sous Cicéron, l'esprit de curiosité s'arrête à quelques hommes, et il est restreint; la guerre civile, la guerre étrangère et cet immense fait de la dissolution républicaine qui poussent chaque esprit hors de soi ne lui laissent pas le temps de rêver. Il en est tout autrement sous Sénèque; l'esprit de rêverie et de contemplation gagne les masses; rien ne distrait de soi. Je poursuis donc.

Cicéron est surtout un homme d'État gui a pratiqué les affaires; qui a vu les grands intérêts de la société aux prises. Le contrôle d'une vaste réalité lui donne un coup d'œil sûr, en fait comme en principe. Sénèque était essentiellement un homme de cabinet, un bel esprit gàté par l'école quand il connut le monde toujours faux de la cour qui le chagrina et le renvoya dans l'isolement de la vie privée, au sein de la paix du monde; il s'élance de là dans l'idéal, il vit dans l'utopie, il s'agite, il y varie en homme que rien ne contente; et ses systèmes changent comme ses goûts et ses intérêts 2. Epictète respire la vraie foi stoïcienne; son fier rationalisme repousse autant qu'il se peut le fatalisme incompatible avec la dignité humaine dont il fut le héros comme l'apôtre; s'il ne peut l'exclure en principe, car c'est un rare logicien, il l'exclut du moins dans la pratique, et son manuel concorde admirablement avec la conscience de notre libre arbitre.-Cicéron enseigne à vivre en commun, Sénèque à vivre seul, Epictète à vivre libre et serein. Marc-Aurèle concrète le panthéisme et le fatalisme au point de

1 Ceux qui veulent savoir jusqu'où peut être poussé le mortel ennui de ces rêves dépouillés de poésie n'ont qu'à lire Spinosa, si c'est possible; c'est-à-dire s'ils peuvent tenir leurs yeux éveillés à parcourir cette baroque et géométrique folie. Son système a des admirateurs, je le sais; c'est surtout en cela qu'il me paraît admirable.

2 « Je vous le dis à l'oreille, jamais le sage n'est plus dans l'action que lorsqu'il contemple des choses divines et humaines. » (Sénèq., Epit., 68.)

supprimer la vie de l'homme. Il individualise même sa morale au point de ne l'adresser qu'à soi. Les autres écrivent du moins pour l'homme en général, Marc-Aurèle ne parle qu'à lui-même. Enfin, Épictète enseigne virilement à vivre, Marc-Aurèle encourage tris

tement à mourir 1.

Du reste, c'est là le dernier mot de la philosophie stoïcienne: sans règle sûre pour ordonner la vie, sans autre but pour la destinée humaine que la vie terrestre; niant aisément le mal, mais ne le supprimant pas comme elle le nie; pour tout remède à ce mal qui nous accable dans la vie, elle n'a qu'un secret : la mort.

<< Cherchez-vous un remède à votre indigence? la faim vous le donnera 2. » Telle est la charité de Sénèque : « Puissé-je mourir bientôt, dis-tu! sot que tu es, tu désires ce dont tu disposes3. » Voilà sa consolation. « Fume-t-il dans ma chambre, dit à son tour Épictète, si c'est médiocrement, je reste; si c'est par trop fort, je déserte. » - Marc-Aurèle est du même avis. « Si tu ne peux vivre comme tu l'entends, dit-il, sors de la vie. Il y a de la fumée ici, je m'en vais. Est-ce donc là une affaire ? » Remarquons, en passant, toute la distance des temps: selon Cicéron, la mort de Caton ne sied pas à tout le monde. Le suicide est pour lui un cas réservé. Sous Marc-Aurèle, tout le monde peut mourir, car tout se meurt. C'est l'empereur lui-même qui proclame le panthéisme et le fatalisme d'où sort le suicide. Rome ne domine plus le monde, mais s'y perd. Son esprit moral s'évanouit chaque jour; l'ascendant romain baisse comme l'esprit romain; l'esprit humain semblait seul survivre : « Vehebatur spiritus super aquas; » mais il lui fallait autre chose pour le régir qu'une force matérielle qui se mourait, et qu'une philosophic qui ne pouvait vivre.

Si je n'ai rien dit de l'épicurisme à Rome, c'est que l'épicurisme, pris dans le sens de sensualisme, est plus un appétit grossier

1 C'est un trappiste romain: il s'infligeait même le cilice. L'esclave Épictète ét sit plus viril que l'empereur; le Grec, plus mâle que le Romain.

2 Epit., 110.3 Ibid., 117. · 4 Dissert., 1-55. 6 Ce règne fut plein de catastrophes.

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5 Pensées, 5-39.

qu'une philosophie; qu'il ne le fut pas plus à Rome qu'ailleurs, et qu'en outre il ne s'est point manifesté dans les lettres. Tout au plus pourrait-on lui imputer le Satyricon dont je parlerai ultérieurement, car c'est surtout une débauche littéraire. Quant au véritable épicurisme, il est tellement sage, qu'à force de s'élever vers le stoïcisme, par égard pour la dignité de l'homme, il est le stoïcisme même; comme le stoïcisme s'abaissant, par égard pour la faiblesse humaine, devient l'épicurisme; c'est que ces deux philosophies se touchent par leurs vérités communes; qu'elles se concilient par le bon sens, par la raison publique; et qu'elles se confondent, qu'elles s'identifient dans Sénèque1.

En fait, l'épicurien meurt aussi bravement que le stoïcien; et nous lisons que Pétrone pratiqua le mépris de la vie, tout comme Thraséas mais, comme le néant philosophique n'est pas l'unique cause de la mort antique, et que, s'il la légitime, il ne la provoque pas, c'est ailleurs que l'appréciation de la mort antique aura sa place.

Si je ne me restreignais à l'esprit romain, j'étudierais Plutarque, qui à force d'imagination ressuscita les républiques antiques, qui eut une morale à la fois civique et individuelle, et qui fut comme un conciliateur entre deux divergences païennes de l'esprit humain; mais c'est le mouvement social romain du siècle impérial que j'étudie jusque dans sa philosophie, plutôt que je n'approfondis toute la philosophie intérieure ou extérieure de Rome.

1 De la Vie heureuse, 13, et les Épîtres.

VIII

DU DROIT ROMAIN

Quand l'esprit d'une époque change, quand l'âme d'un gouvernement s'en va, les intérêts privés, les besoins de la vie demeurent. Quelle que soit la forme politique sous laquelle il vit, il faut que l'homme vive; il faut qu'il vive en paix; non dans une paix précaire et d'expédient, mais dans une paix régulière; dans une paix organisée. Le droit, c'est-à-dire la science des besoins sociaux et des intérêts matériels, si ce mot convient au spiritualisme du droit s'appliquant aux biens terrestres; les tribunaux, dépositaires de la science du droit et du pouvoir de l'appliquer aux contentions humaines, tels sont les deux grands moyens de cette paix publique restreinte aux pures ressources de l'homme : elles constituent la justice.

« Le législateur veut-il un gouvernement parfait? qu'il ne considère ni la volonté des bons, ni celle du grand nombre, mais qu'il s'attache aux bases de l'impartiale justice 1; » c'est que, d'après

Politiq., liv. 3, ch. 8. « La justice, dit Lactance, est la mère des autres vertus. » (Inst. div., 3-22.) En l'an X, le premier consul promettait officiellement à la France la justice, l'ordre, l'égalité. (Réponse au discours de présentation du sénatusconsulte organique.) - Au premier rang: la justice!

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