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des cohortes et des esclaves dont il dispose. En terminant, les députés le pressent à genoux d'éviter la guerre civile; puis, frappés de la masse imposante de troupes qui l'environnent et désespérant de leur cause, ils le supplient d'accepter l'empire des mains du sénat, pour ne pas paraître s'imposer. Claude, inquiet, allait céder peut-être, quand le roi des Juifs, Agrippa, alors à Rome, parvient secrètement jusqu'à lui et lui inspire des desseins plus mâles. Claude retint donc l'empire que lui offraient les soldats; il fit connaître au sénat que cet empire ne serait qu'un nom sous lequel prévaudrait la volonté commune; puis il fit une largesse aux troupes1.

Que fait le sénat? Le lendemain, les consuls le convoquent au Capitole quelques-uns de ses membres n'osent sortir de chez eux; d'autres partent pour la campagne, préférant une servitude tranquille à un pouvoir périlleux; cent membres à peine répondent à l'appel des consuls. Pendant qu'ils délibèrent, les cohortes favorables au sénat le pressent de prendre dans son sein un empereur qui prévienne les conflits des grands. Troublé de cet incident, le sénat cherche péniblement un candidat. Un choc était proche, et les ambitieux n'ignoraient pas qu'il menaçait surtout les prétendants. L'armée était pour Claude : le sénat s'appuyait sur les Vigilaires, sur un grand nombre de gladiateurs et de bateliers; mais les Vigilaires même insistent plus que jamais pour un empereur. Chéréas a beau les haranguer, les humilier, leur reprocher d'avoir tué un fou pour lui substituer un idiot : les Vigilaires s'irritent et menacent d'aller joindre Claude.

A cette nouvelle, les sénateurs se déconcertent; ils en viennent aux récriminations : ils accusent leur témérité mutuelle, et s'empressent de faire leur soumission à l'empereur. Les troupes ne permirent pas même que les députés approchassent Claude pour le saluer. En rentrant dans le palais, Claude signa l'arrêt de Chéréas, qui sut mourir en Romain. Tel est le tableau de la plus grande entreprise du sénat pour ressaisir la liberté, quarante ans seulement après l'avoir perdue, le lendemain du règne d'un

1 Suétone, Vie de Claud., 10, cst conforme au récit développé de Josèphe, Hist. anc des Juifs, liv. 19, 1 et 2.

2 Josèphe, list. anc. des Juifs, liv. 19, chap. 1, 2, 3.

fou, en face d'un concurrent imbécile'; c'est le tableau de son impuissance. Le sénat ne pouvait plus régner lui-même, il ne pouvait que troubler le règne des empereurs : il pouvait encore les contenir, les aigrir, les abattre peut-être, mais pour substituer un prince à un prince, un maitre à un maître; et les empereurs ne craindront plus du sénat que le candidat du sénat.

Quant au sénat lui-même, on le verra, selon les conjonctures, tantôt fier, plus souvent servile, quelquefois fourbe jusqu'à la bassesse, au besoin conspirateur, fréquemment agité de querelles mesquines; mais toujours, et irrémédiablement, impuissant comme souverain.

J'ai dit la situation morale du sénat sous l'anarchie républicaine; sa recomposition, qui l'amoindrit, sous Auguste; les ménagements que lui valut, de la part des empereurs vraiment politiques, son importance traditionnelle; l'orgueil né de cette importance nominale, et ses prétentions supérieures à ses forces; sa timidité officielle envers les empereurs; sa làcheté plus étonnante dans les temps révolutionnaires; ses ruses parlementaires pour retenir quelque pouvoir; l'espèce de programme que le progrès des temps semble lui avoir fait sous Trajan; le grand avortement dans lequel il tenta de disputer la suprématie à Claude.

Un examen détaillé, complet, motivé, du sénat romain, serait un travail considérable: son histoire me semblerait le sujet d'un vaste et beau livre politique. Je me borne ici à l'ensemble des aperçus que permet mon cadre; ce qui me reste à dire se lie mieux à l'appréciation du rôle des Césars. J'y reviendrai.

Quelques réflexions encore. On a remarqué du sénat républicain, qu'il fut toujours injuste en particulier, toujours faible en corps2: cela tient à ce que le sénat était, en corps, père du peuple; en particulier, noble, patricien, c'est-à-dire privilégié. Comme corps, il avait le sentiment du pouvoir, qui veut être ménagé pour être durable. Dans la décadence, le sénat put être petit et divisé sur les questions intérieures; mais il resta fier et fort à l'égard de l'étranger, parce qu'il fut uni, et qu'ici le Romain, le

1 Selon l'esprit de parti, un peu plus que selon la réalité.

2 A l'intérieur seulement.

De Brosses, Vie de Salluste

noble, le vieux souverain, s'identifiaient pour défendre Rome. Chose étrange les partis se disputèrent le patronage du sénat pour paraître légitimes; et ce furent les partis contraires au sénat qui l'emportaient d'ordinaire. Pompée avait pour lui le sénat contre César; Othon, contre Vitellius; Vitellius, contre Vespasien : et Pompée, Othon, Vitellius succombèrent, peut-être à cause du sénat.

C'est qu'il était usé et discrédité comme maître; c'est que la grandeur du rôle y avait survécu à la grandeur des caractères; ou, pis encore, c'est que, tandis que le rôle du sénat romain s'élevait de toute la hauteur de la puissance romaine dans l'univers, le sénat, où l'esprit de race, où les traditions glorieuses, où les mœurs s'évanouissaient, tombait moralement en sens inverse de son importance politique si bien que sa valeur morale était le contre-pied de cette importance, et qu'il devenait d'autant plus petit qu'il avait besoin d'être plus grand.

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A chaque crise révolutionnaire, le sénat commence, soit par oser, puis par avoir peur; soit par avoir peur, puis par oser, selon les circonstances. Après Caligula, après Néron, il commence par oser; sous Galba, Othon, Vitellius, il commence par avoir peur. Si l'armée précipite l'empereur, le sénat est d'abord poltron; si c'est le sénat qui le renverse, il commence par oser; mais, dès que l'armée intervient, le sénat tremble.

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Il y a deux sénats, si je peux le dire: le sénat officiel, celui de Pline, par exemple, celui qui pose et impose; et le sénat vrai, celui de Tacite et de Suétone, le sénat qui agit, ou plutôt qui n'agit jamais que pour s'attirer ou mériter un affront; le sénat libéral par calcul ou tempérament, mais seulement en théorie; en fait, servile dissimulé par nécessité ou par ambition, adulateur

:

1 Sous Claude, ceux qui refusaient la dignité de sénateur étaient privés de la dignité de chevalier. (Suét., Claude, 24.) C'est que le titre de sénateur devenait celui d'une fonction, tandis que celui de chevalier était celui d'une classe sociale. Par l'effet du temps et du mélange des races au sénat, être sénateur, c'était être un haut employé de l'État; être chevalier, c'était être un noble. C'était sans doute une sorte de protestation de l'aristocratie contre les tendances novatrices de Claude. Il y eut un moment où les patriciens s'oublièrent au point d'aimer mieux être bestiaires que sénateurs romains. (Voir Rosin, sur le sénat.)

<< Les Fabius, les Mammercus!... et qu'importe le prix de leur mort, ils la vendent. Un noble, gladiateur! Rome a subi cette infamie. » (Juvén., Sat. 7.)

par bassesse; plutôt muet que soumis, et plutôt soumis que résigné. Tel est le sénat vrai; si lié, d'ailleurs, à l'existence de l'empire romain, qu'aucun empereur, quelque tyran, quelque insensé, quelque absolu qu'il fût, n'eut la pensée ou ne tenta de s'en passer, et qu'on put bien l'opprimer, non le supprimer.

Ce fut un bonheur; car, si Rome ne connut rien de semblable à nos anarchies contemporaines, qui mettent en question la société même, c'est que le sénat romain, qui datait de la fondation de Rome, gouverna avec autorité les interrègnes. Il n'empêcha pas les empereurs sans doute, et il ne put les supplanter; mais il permit de les attendre. Politiquement, le sénat impérial fut très-secondaire; comme préservatif social, il fut inappréciable. Qui méconnaîtrait l'importance de cette distinction?

Telle fut d'ailleurs la vitalité du sénat romain, tantôt souverain, tantôt sujet, qu'après avoir survécu aux rois et à la république, il survécut même à l'empire romain, pour continuer dans l'empire grec; et qu'il survécut au paganisme et à la société romaine, pour continuer dans la société grecque et chrétienne. C'est ce qui dure qui a sa raison d'être et qui s'impose, et ce fut l'honneur et la vertu du sénat romain d'être éternel.

Ila ses beaux comme ses faibles côtés. L'important, c'est de ne pas les confondre.

II

L'ARMÉE ROMAINE

Les forces militaires de Rome occupaient divers points de l'univers, et les grands corps épars qui constituaient ces forces avaient de rares occasions de se rencontrer. Il n'y avait pas chez les Romains une armée unique, il y avait plusieurs armées. Fréquemment ces armées se combattirent entre elles, mais rarement ou même jamais pour des questions de principes. On fut pour Pompée ou pour César, non pour ou contre la république; on fut pour Galba ou pour Othon, pour Vitellius ou pour Vespasien; mais le sort de l'empire restait le même. Les armées romaines, poussées par le même mobile jusque dans leurs conflits, se battaient pour des hommes, non pour des choses. Cet esprit des forces militaires de Rome survécut dans les armées à la race même et au sang romain qui n'y étaient plus. C'est en ce sens que l'esprit des diverses armées de Rome est toujours l'esprit de l'armée. Je dirai donc, en parlant de Rome, l'armée, pour être clair, sans cesser d'être exact.

Mon plan ne permet d'approfondir ni sa merveilleuse organisation, ni ses qualités militaires, ni les causes de sa supériorité sur les armées de son temps. Je voudrais rendre compte de son tem

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