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pour d'autres et usé par le temps: comment pouvait-il survivre un peuple romain là où il n'y avait plus rien de romain? ce que les barbares envahirent n'était plus que la contrefaçon de Rome, l'ombre de son nom; ce n'était seulement d'autres noms, pas

d'autres hommes 1.

mais

On était encore loin de ce temps sous Tacite. Consultez la législation de son siècle, ce qui nous en reste au moins2: elle roule presque exclusivement sur l'usure, sur le célibat calculé, sur les faussaires, sur le péculat toujours puni, toujours renaissant, à Rome; sur l'oubli du rang, en amour; sur les fausses adoptions, sur les crimes des esclaves, sur les fraudes par lesquelles on échappait aux lois contre l'orbité; sur les captateurs de testaments, sur les libelles : vous n'y trouverez rien qui trahisse, chez le législateur, des préoccupations exceptionnelles.

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Mais Tibère veut que, si un esclave est poursuivi criminelle · ment, on observe les mêmes règles que pour l'homme libre3; et que, par le petit affranchissement, il obtienne au moins le droit des Latins et des colons (car le grand affranchissement donnait plus); un bon affranchi étant, selon la belle expression de Syrus: « Un fils sans le concours de la nature. » Sous Claude, les femmes commettent des écarts, mais celle qui, avertie par le maître, s'obstine dans un commerce illicite avec un esclave, devient esclave de ce maître : nos mœurs puniraient-elles, ainsi, de tels abaissements? Néron veut que l'éloquence des orateurs soit gratuite; il défend aux proconsuls (qui le croirait?) de donner dans leurs provinces des jeux sanglants 7. Vespasien, qui n'aime pas le luxe, se préoccupe des fils de famille; il surveille les écarts des femmes avec les esclaves. Néron a un si vif sentiment du respect dû à la propriété, qu'il punit de mort l'esclave qui déplace une borne'. Trajan veut que le tiers du cens à payer pour monter en dignité soit en bien-fonds et en Italie, si bien que la terre y renchérit énormément; symptôme social concluant 1o.

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1 Dans l'ordre moral, comme dans l'or.!re physique, les métis ne se reproduisent pas. Or, vers la seconde moitié du haut empire, les Romains furent des métis.

2 Je me règle d'après l'excellent ouvrage d'Augustin Bach, 6e édition, catalogue chronologique exquis des plébiscites, des sénatus-consultes, des constitutions des princes, des maximes judiciaires, des traditions romaines siècle par siècle. 3 Bach, p. 359. Ibid., 353. — 5 Ibid., 367. — 6 lbid., 370. 7 Ibid., 589. -8 lbid., 376. -9 Ibid., 377. 10 Pline le Jeune, Lett., 6-7.

IX

Quoi de plus doux, en effet, que de vivre dans un empire tranquille! que de goûter ce bonheur que décrit Pline le Jeune « de ne rien faire et de n'être rien 1; » c'est-à-dire de pouvoir, au besoin, ne rien faire, ou ne vaquer qu'à ce qui plaît; et d'avoir, comme Spurina, de la dignité dans les loisirs! A de rares exceptions près, Rome impériale offre l'image d'un calme heureux. Quand on a tout éprouvé de la populace et des grands, vivre en paix à l'abri des uns et des autres, était quelque chose d'exquis et de nouveau. Sous les empereurs, les sommités toujours menacées remarquaient, il est vrai, l'exception de ce bonheur; mais, pour les masses, ce bonheur qui était permanent ne les frappait pas; elles se contentaient d'en jouir.

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Lisez dans Phèdre le tableau de la société romaine, vous y verrez les mécontents punis par eux-mêmes; le péril des grands2, mais la sûreté des petits: vous verrez au besoin, dans sa fable de la Besace, le portrait des civilisations qui en attaquent d'autres sans s'interroger elles-mêmes et se demander si elles ne méritent pas tous les mépris qu'elles prodiguent. Vous y verrez dans l'entretien du chien et du loup ce qui fut vrai à Rome comme ailleurs, que le bien-être matériel de la servitude ne compense pas la dignité morale de la liberté, sans qu'il soit faux pour cela que la dignité dans le bonheur est entre la servitude et la licence; mais vous ne trouverez rien dans Phèdre qui soit le mépris du souverain; jamais Phèdre ne dira comme la Fontaine :

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Votre ennemi c'est votre maître,

Je vous le dis en bon français.

on savait à Rome ce que valait la démagogie, et, par cela seul, ce que valait l'empereur.

Ne vous arrêtez pas à Phèdre; lisez ce qu'il vous plaira de la littérature latine, à partir de ce qu'on appelle, de nos jours, l'orgie romaine; allez de Catulle à Martial: que d'inspirations délicates,

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même dans ce qu'il y avait de moins pur dans cette civilisation, l'amour païen! Citez-moi quelque chose de plus immatériel1, si je puis le dire, que le moineau de Lesbie, de Catulle; ou l'ode à Lydie, d'Horace qu'on trouve, chez nous, des accents plus tendres que ceux de Virgile quand il s'inspire de la maternité et de l'enfance; quelque chose de plus suave que Juvénal quand il peint la simplicité de la vie rustique et l'innocence du paysan romain! Lequel de nos poëtes légers modernes (je ne dis pas libertins) composerait le charmant morceau de Martial sur ses divinités domestiques 7? Nous avons vu comment vivait le patricien Spurina dans sa retraite; voyons comment vit Martial dans la sienne : « Tu me demandes, écrit-il à un ami, ce que je fais aux champs, le voici au point du jour, j'adresse aux dieux mes prières, je visite ma terre, j'inspecte mes domestiques, j'assigne à chacun le travail du jour. Après cela, je lis, j'invoque Apollon, je tente ma muse; ou bien, le corps frotté d'huile, je me livre à la palestre: Enfin, le cœur content et sans cupidités, je dîne, je bois, je chante, je joue, je me baigne, je soupe, je repose; ou même, à la lueur d'une lampe économe, sous l'inspiration des muses et de la nuit, je t'écris ces vers 9. »>

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Veut-on connaître comment, je ne dis pas un grave Romain, mais le même Martial, l'épicurien Martial, comprend l'existence, écoutons-le : « Que faut-il pour être heureux? Une fortune patrimoniale, un champ fertile, un foyer vivace; point de procès, peu d'affaires, un esprit tranquille; assez de vigueur, un corps sain, une sage simplicité; des égaux pour amis, des entretiens faciles, une table sans faste, des nuits sans ivresse mais sans soucis; un lit point triste, mais pudique; un sommeil qui abrége les ténèbres : enfin, savoir se contenter de ce qu'on est sans rien de plus,

1 Chez nos modern s, dans le même genre.

2 Cat., 1-2. - Horace, Odes, 3-9.

Au point de vuc purement humain.

5 Tout l'antique Latium respire dans l'Énéide; or on copie ces choses d'après nature, on ne les invente pas. Tous les parfums, tous les sentiments, toute l'innocence, toutes les délices de la vie pastorale, sont à profusion dans les Géorgiques et les Églogues. Où en serait la source? Sans doute le génie de Virgile les reproduit mieux que tout autre; mais, là-dessus, souvent Horace, presque toujours Tibulle et Properce, rappellent Virgile. Enfin, plusieurs lettres de Pline le Jeune, et tant de pages de Pline le Naturaliste, ont-elles moins d'accent?

6 Sat., 11 et 14.. - Epigr., 10-49. — 8 Ibid., 4–90.

et entrevoir son dernier jour sans le désirer ni le craindre '. »

Est-ce Martial, n'est-ce pas un sage qui parle? Et quel sage dirait mieux que Martial? La civilisation qui inspire si bien un tel homme est-elle donc si perverse? sans le vouloir, Martial ne peint-il pas un peu son temps dans la modération de ses propres désirs? Appliqué, non à Rome, non à telle classe de Rome en particulier, ce tableau de la vie heureuse de Martial fut celle de l'empire romain au premier siècle. Les grands y connurent les orages du pouvoir, et, comme partout, l'excès des passions dans l'excès de la fortune; les masses y vécurent paisiblement, dans la gravité et la simplicité romaines 3. Tout ce qui précède ces dernières conclusions l'explique; ce qui suit le confirmera.

1 Épigr., 10-47.

Sur cette modération, Virgile et Martial se rencontrent, non moins qu'Horace, Perse et Juvénal: vœu de poëte, sans doute, mais tableau d'un temps où les grandes fortunes de quelques hommes ont pour corollaire la médiocrité de toutes les autres! Stace donne la même impression que ses devanciers; ses Silves semblent écrites sous nos plus beaux règnes.

3 «La vie présente est fâcheuse: on se plaint toujours de son siècle; on souhaite le siècle passé, qui se plaignait aussi du sien. La source du bien est corrompue et mêlée; aussi le mal prévaut. Quand il est présent, on le croit toujours plus grand que jamais. Tous les ans, on dit qu'on n'a jamais éprouvé des saisons si dures et si fâcheuses.» (Bossuet, Pensées chrétiennes et morales, xIx.) — Que cela est vrai des anciens comme de nous!

VII

PHILOSOPHIE

Je n'entreprendrai pas le tableau des idées philosophiques du premier siècle de l'empire romain, non qu'il soit immense, mais parce que je le crois stérile, puisqu'il ne nous apprendrait rien d'important sur la société romaine, seul objet de cette étude. Le tableau même d'une philosophie générale quelconque me semblerait le tableau d'une chimère, car je ne sache pas qu'il existe de philosophie générale, soit d'un siècle, soit d'une portion de siècle. Si la philosophie est l'indépendance de l'esprit humain livré à luimême, il est clair que cette indépendance aboutit invinciblement à l'individualisme et à la licence, et qu'il y a dès lors autant de philosophies que de philosophes, et autant de philosophes que de gens qui entreprennent de philosopher. En ce sens, la philosophie n'est que la science des rêves individuels, science infinie autant que vide et attristante, puisqu'il n'y a rien de plus affligeant que la prétention et le néant de ces rêves. Dans cette science factice, qui a moins de fonds que de formules, moins d'idées que mots, un songe détruit un autre songe, une bulle brillante, composée de cette matière trouble et capricieuse qu'on appelle métaphysique, disparaît à jamais au contact d'une autre bulle nais

de

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