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dirons ton nom à tous les siècles, illustre victime des attentats de Caïus ! » Il raconte qu'un tyran, menaçant de mort le philosophe Théodore, celui-ci répliqua : « J'ai une pinte de sang à ton service*. » Est-ce là le langage d'un sage, et persuade-t-on la modération par cette violence? C'est que les exagérations des rhéteurs exaltaient Sénèque, qui ne pouvait s'empêcher d'imiter ceux qu'il blâmait.

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Longin fut un rhéteur de génie dont le grand caractère égala le talent: Quintilien fut, à tout prendre, son émule; s'il eut moins de grandeur, il eut plus de sagesse. Sénèque, avec plus d'éclat que chacun d'eux dans la destinée, prêcha plus de sagesse qu'il n'en pratiqua; mais ce n'est pas aux hommes de cet ordre que je reprocherai les torts de la profession; je n'en inculperai pas même les maîtres moins éclatants qui surent enseigner sans corrompre et dont Rome ne fut pas dépourvue ; j'adresse mon blame aux médiocrités violentes qui rachetaient par l'excès ce qui leur manquait en mérite, et substituaient le bruit à l'honnêteté; je l'infligerai à ces démagogues de l'intelligence, à cette queue des littératures qui en poussent la tête pour s'y substituer en la précipitant; je m'en prends à ceux contre lesquels invectivaient avec tant d'énergie Sénèque, Tacite, le sage Quintilien même, quand ils attaquaient les rhéteurs sans distinction; je m'élève contre cette soldatesque de lettres qui infestait Rome.

Denys d'Halicarnasse reproche aux Grecs du Péloponèse, c'est-àdire à la fleur des Grecs, la férocité de leurs guerres intestines; il leur oppose la patience et la mansuétude romaines. « Je voudrais, dit-il, que les Grecs se distinguassent des barbares autrement que par leur nom et leur langue. Je ne reconnais pour Grecs que ceux qui ont des mœurs politiques et de la justice3. » Rome et la Grèce diffèrent radicalement; la Grèce dogmatise, Rome commande; la Grèce brille, Rome conquiert ; l'une veut avant tout l'égalité, l'autre la hiérarchie; la liberté grecque est effrénée, Rome lui préfère presque la discipline. Toutefois ce n'est pas la Grèce qui a perdu Rome, ce sont les Grecs. Ce n'est

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5 C'est le résumé d'un long morceau d'histoire sous ce titre : De la grandeur d'âme des Romains, 2, p. 664.

pas l'art grec, c'est-à-dire la beauté, la perfection en tout genre qui la corrompit; ce sont les arts, les fantaisies grecques; ce sont les mille expédients que puisaient dans la décadence de leur patrie les esprits raffinés qui suivaient ailleurs la fortune. C'est le caprice substi.ué à la règle, c'est l'adresse substituée à la bonne foi, c'est l'astuce remplaçant la force, c'est l'esprit de mécontentement et d'envie, c'est-à-dire celui d'indocilité et d'innovation, chassant le respect de la tradition et de l'ordre, c'est le tempérament ionien remplaçant le tempérament sabin; voilà ce qui déprava Rome, voilà comment les Grecs gâtèrent ses mœurs politiques, voilà comment les Romains devinrent Grecs en attendant que Rome devint Byzance.

Prométhée luttant contre Jupiter, la guerre des Titans contre l'Olympe, - que c'est bien la Grèce, c'est-à-dire l'esprit de révolte! La fable de Pandore, c'est-à-dire mille maux déchaînés sur la terre, pour n'aboutir qu'à l'espérance,

l'image de la politique grecque!

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que c'est bien

Plutarque a fait un traité sur la manière de lire les poëtes, c'està-dire sur les précautions que cette lecture commande ; il y aurait un livre à faire sur la manière de lire les Grecs, et même de lire le sage Plutarque peu sage politique.

C'est sous la réserve de ces considérations dominantes que j'ai traité ce sujet si grave et si délicat des sentiments et de l'opinion de Rome sous les Césars. Nous en comprendrons mieux les mœurs sociales.

V

DES MOEURS SOCIALES

Où chercherons-nous les éléments de l'appréciation des mœurs sociales de Rome impériale? Dans les poëtes? Nous n'avons que des satiriques naturellement exagérés et partiaux pour le mal; ou des poëtes légers qui ne peignent que les côtés frivoles et un certain monde de leur société; ou des épiques qui vivent dans le domaine du merveilleux et de la fantaisie. Les poëtes renseignent donc faiblement, ou mal. Les historiens, on l'a vu, sont généralement ou trop artistes, c'est-à-dire trop tentés de sacrifier la vérité à l'effet; ou trop gens de parti pour que le vrai ne souffre pas de leur passion politique. Les philosophes, chez qui le titre même de sages qu'ils affectent devrait être une garanție de modération et d'exactitude, ont un tic particulier dans Rome, c'est que, s'ils s'occupent essentiellement des mœurs, c'est presque toujours pour en déclamer à outrance. Comme au sein du luxe Rome aimait à vanter son antique simplicité, d'où était sortie sa grandeur; comme c'était là son âge d'or, les philosophes de la société impériale déclamaient imperturbablement dans le sens qui flattait le plus Rome; ils dénigraient impitoyablement le présent sur le moindre prétexte, comme, sur le même fondement, ils louaient le

passé sans mesure. Que s'ensuit-il ? c'est qu'il est très-difficile de reconstituer les mœurs vraies de la société impériale avec des éléments aussi rares que suspects; et pourtant nous ne pouvons les juger que sur ces éléments; il y faut donc beaucoup de circonspection. Non-seulement nous aurons à soumettre à la loi suprême du bon sens et des vraisemblances ce qu'il nous est permis d'apercevoir sur les mœurs romaines à travers le prisme trompeur qui s'interpose entre elles et nous; mais nous songerons surtout que, malgré nos précautions, nous n'apercevons rien de parfaitement sûr, rien qui ne soit un peu artificiel et në relève de la fantaisie à quelques égards. Je place mon étude sous la protection de cette règle; d'autres études du même genre me semblent en avoir tant besoin, que les précautions que j'ai prises pour la mienne ne me paraissent pas l'en exempter.

Je chercherai le sens des mœurs romaines, moins dans des faits tronqués, dans des actes éparpillés et mal compris, avec lesquels on les peint communément, que dans l'esprit de la vie générale de la société impériale, ou plutôt, c'est cet esprit même que je cherche ; je voudrais plutôt obtenir des résultats sérieux pour l'intelligence que des tableaux émouvants pour l'imagination; je traiterai des mœurs romaines, bien plus que je ne retracerai ces mœurs.

On peindra sans peine avec du talent le coureur d'héritages, le parasite, le courtisan, le délateur, le poëte ridicule, le sophiste, le riche sans enfants et d'autres personnalités saillantes du monde romain; on simulera sans peine une orgie matérielle ou morale de cette société. Pour ces œuvres d'art, les couleurs abondent; il est plus malaisé de recueillir un ensemble de faits certains, variés, significatifs; un faisceau de traits tout à la fois généraux et précis qui autorisent des conclusions morales déterminées, pour une période même restreinte. Sur le siècle de Tacite, par exemple, nous n'avons guère à consulter, sauf de légères excursions en deçà et au delà pour lier les effets aux causes, que les deux Pline, Sénèque, Quintilien, Tacite, Juvénal, la législation ou plutôt les souvenirs qui nous en restent; des titres de lois ou de rescrits plutôt que les rescrits ou les lois même. Les grands auteurs contemporains sont les seuls qui, pour nous, aient connu leur société, parce qu'ils l'ont vue vivre, parce qu'ils ont vécu d'elle et

avec elle, et qu'à cet égard, si tout ce qui est chez eux n'est pas certain, il n'y a pourtant de certain pour nous que ce qui est chez eux ; car ce qui n'est pas chez eux n'est nulle part. Les raffinements de l'érudition me paraissent créer beaucoup plus de subtilités que de vérités. En général, le savant n'aime pas la vérité toute simple, celle qui est à la portée de tout le monde; et c'est celle que je préfère. J'ai cette forte conviction de l'expérience qui m'apprend que les nouveautés de l'esprit ne sont que des bizarreries de l'esprit; des paradoxes à peine spécieux pour des âmes saines; des doctrines étranges qui n'ont pas d'autre mérite que leur étrangeté, et que démentent ponctuellement l'histoire vraie et le bon sens.

Il n'est pas rare de voir des écrivains rapprocher des civilisations par des points de contact singuliers et qui rappellent ce jeu d'esprit de d'Alembert faisant le parallèle détaillé de la Vénus de Médicis et du gladiateur combattant, sujet excellent pour qui ne vise qu'au bel esprit. Quelques-uns comparent les beaux côtés d'une civilisation avec les mauvais côtés d'une autre; ils ont leurs raisons sans doute, mais quel homme de sens comparera la tête d'une nymphe avec les pieds d'un satyre? D'autres prennent en bloc toutes les époques de la longue durée d'un empire, pour ne tracer qu'un seul tableau de la civilisation, ou, si l'on veut, des mœurs sociales de cet empire; comme s'il y avait rien de commun, par exemple, entre les mœurs sociales du temps de Louis XI et celles du temps de Louis XV; comme s'il ne s'agissait pas, je ne dis pas de deux races, mais de deux nations et de deux ci ilisations distinctes! Or ce tableau vague des mœurs générales de tous les temps du même empire ne peint en réalité aucun temps. Autant de générations, autant de mœurs pour ainsi dire; si on oublie cette loi, on oublie sa boussole dans un océan sans limite; et, à force d'embrasser tout, on ne voit rien. Que serait-ce, par exemple, si, pour peindre une famille, au lieu de reproduire successivement chaque membre de cette famille, puis d'en présenter le groupe d'ensemble avec les nuances d'âge et de sexe qu'il comporte, je préférais la représenter dans un portrait unique composé de détails pris à chacun de ses membres? L'étrange figure que j'offrirais si je plaçais une tête d'enfant sur un corps d'homme,

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