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tel jour, à telle date, exclusivement fait de main d'homme ; il était né en même temps que l'empire, il en était le génie en quelque sorte: il avait vécu l'égal des rois, il avait prévalu sur la royauté même, il avait paru une assemblée de rois; sa gloire et celle du peuple romain étaient indissolubles. On s'en souvenait, il s'en souvenait surtout, même dans sa défaillance; et, de là, non moins de prétentions que de catastrophes; car il n'avait plus ni la position, ni la trempe de caractère qu'exigeaient ses prétentions. << Autrefois, dit Tacite, les nobles rivalisaient entre eux de magnificence; il était permis de cultiver le peuple, les alliés, les rois : plus on avait une grande maison, plus on était somptueux, plus on avait d'illustration par son nom et sa clientèle. » Les successeurs de ces grandes familles éteintes, sortis des municipes et des colonies, apportèrent à Rome leur parcimonie domestique 1, ce sont ses termes : aussi, quand sous Claude on voulut imposer le désintéressement pécuniaire aux orateurs, les sénateurs qui exerçaient cette profession représentèrent qu'il avait été facile à Assinius et à Messala de se contenter des profits des guerres civiles; qu'il en avait été de même pour les tribuns Clodius et Curion, mais qu'eux n'étaient que de modestes petits sénateurs qui, dans le calme de la république, ne pouvaient prétendre qu'aux émoluments que permet la paix, et qu'en supprimant le prix des études on supprimait les études mêmes. Nos officiers ministériels, troublés dans leurs charges, n'auraient pas un langage plus humble. On leur concéda donc la faculté d'accepter des honoraires limités3. Néron même alla plus loin; il accorda un traitement annuel aux plus nobles sénateurs privés de fortune, traitement qu'il éleva pour quelques-uns à cinq cent mille sesterces; Vespasien confirma, étendit peut-être cette mesure; il fit une pension annuelle de la même somme aux consulaires pauvres. Mais le contraste entre la société et le sénat offre ceci de frappant, que le sénat républicain

Tacite, Ann., 3, 35.

2 Ibid., 2-7.

5 Le maximuni de dix mille sesterces (1,948 fr.) par cause. Néron décréta la gratuité des plaidoiries, Ann., 13–5. — Mais que pouvait-il contre la force des choses, qui, rendant les orateurs indispensables, les laissait maîtres du prix de leur concours? Voy. le Dialog. des orat. de Tacite. 5, 6, 7, 8.

91,000 fr. Suét., Néron, 19.

5 Suét., Vespas., 17.

était riche dans une société pauvre, tandis que le sénat impérial était pauvre dans une société riche.

Ajoutons à cette déchéance celle du caractère : le sénat impérial n'avait pas seulement perdu l'habitude de commander, il avait perdu celle de résister, ou même celle de protester contre l'oppression par son attitude. Qu'il ait manqué de cœur en face d'empereurs tout-puissants, on se l'explique; mais il ne trembla pas moins dans les crises révolutionnaires, quand il était le seul pouvoir régulier en présence d'usurpateurs encore faibles qui se disputaient son patronage et qu'il semblait avoir pour lui toutes les chances que l'inconnu des révolutions donne aux influences hardies, surtout quand elles sont légitimes; et pourtant jamais le sénat ne fût si lâche que dans la transition qui vit successivement tomber trois empereurs. Dans cet orage politique, la peur est l'état permanent de ce grand corps. Après la victoire de Vitellius, le sénat othonien, réuni à Modène, craint surtout de ne pas montrer assez d'empressement pour le vainqueur. Les sénateurs s'assemblent donc en 'tremblant, nul n'osant prendre l'initiative d'une mesure quelconque, tous voulant dissimuler et atténuer leurs torts par la solidarité commune1. Ayant reçu de la main d'un affranchi une lettre d'Othon, l'informant qu'il vit encore, mais qu'il se sacrifie à la paix publique et ne songe qu'à la postérité, le sénat admire le prince, mais n'ose interroger l'affranchi, pour ne pas déplaire au vainqueur; et, sur-le-champ, il se rallie à Vitellius. Mais, s'il continue à délibérer, ne pourra-t-on pas le suspecter de dissidence officielle? Il se dissout donc, et chacun cherche à se sauver comme il peut1. Le gros du sénat, resté à Rome, ne fait pas mieux, s'il ne fait pis : il félicite les armées victorieuses, il envoie une députation porter l'expression de la joie officielle3. Aussi, quand Vitellius entre militairement à Rome par le pont Milevius, Tacite nous le peint comme poussant devant lui le sénat et le peuple, le sénat n'ayant pas plus d'importance que la plèbe, et l'ayant mérité par sa couardise. Pline

1 Tacite, Hist., 2-51.

2 Ibid., 2-54. Après le meurtre de Vitellius, les sénateurs s'éparpillèrent pour se cacher chez des clients. «Cela ne pouvait s'appeler un sénat, » dit Tacite, vocari senatus non potuit. (Hist., 3-86.)

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« Quæ gaudio fungeretur.» (Ibid., 2-55).

agens.» (Ibid., 2-89.)

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a beau dire à Trajan: « Le silence que nous gardions n'était pas lâcheté; notre inertie n'était pas en nous la terreur, la crainte, une malheureuse prudence, fille du danger, nous avertissait de détourner de la république nos yeux, nos oreilles, nos esprits'. » C'est un singulier courage que celui qui n'a peur que du danger; et c'est un sénat plus que prudent que celui qui, pour éviter un péril, abandonne la république. Du reste, ce sénat si faible contre les empereurs bien assis, plus faible encore dans les convulsions révolutionnaires, parce qu'il sentait apparemment que l'esprit de Rome avait changé, conservait des temps anciens la jalousie qui l'avait animé contre tout autre pouvoir.

On voit dans Tacite par combien de moyens détournés le sénat tâta, si je peux le dire, Tibère à ses débuts, et avec quelle adresse l'empereur sut défendre sa position. Tibère ayant feint de se contenter de la portion du gouvernement qu'on voudrait bien lui con-fier, le sénateur Gallus lui demanda laquelle il préférait? Tibère, après un court silence, répond qu'il lui siérait mal de choisir une partie de ce dont, en somme, il voudrait être exempt, et Gallus, qui le vit blessé, s'empressa de répartir, qu'en effet la république, qui n'avait qu'un corps, ne comportait qu'une tête. Ce même Gallus essaya plus tard du même système sans plus de succès. Il proposa qu'on élût les magistrats pour cinq ans ; que les lieutenants légionnaires qui n'auraient pas été préteurs le devinssent de droit; que le prince nommât douze candidats pour chacune des cinq années. Cette motion avait plus de portée qu'il ne semblait, elle touchait au cœur du pouvoir; elle le dépouillait, en paraissant l'enrichir. Quelle que fût la portée de cette mesure, Tibère devait l'écarter, soit pour ne pas paraître tenir du sénat, même un avantage; soit pour rester maître de tous ses moyens de domination. Il est clair, d'ailleurs, que, Tibère se désarmait en conférant de si loin des postes importants; comme, en rejetant de front la proposition, il froissait les lieutenants légionnaires qu'elle favorisait il tourna très-finement ce piége en feignant de n'y voir qu'un accroissement de puissance. Après le meurtre de Caligula, les consuls ne convoquèrent pas le sénat dans la curie, parce qu'elle se nommait

1 Panégyr., 66. -2 Tacite, Ann., 2-12. tentari.» (Ann., 2-36.)

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«< Altius penetrare et arcana imperii

Julia, et plusieurs sénateurs voulaient qu'on abolît la mémoire des Césars1. Nous apprécierons ailleurs cette crise politique, qui mérite d'être observée. Domitius Afer, dont l'éloquence brilla sous plusieurs princes, disait à l'un d'eux : « Pourquoi vous traiterais-je en empereur, puisque vous ne me traitez pas en sénateur2. » A l'avènement de Vespasien, les questeurs du trésor se plaignant de l'embarras des finances et demandant qu'on modérât les dépenses, le consul, à cause de l'importance du remède, veut qu'on en ré fère au prince; Helvidius veut que le sénat reste saisi de l'affaire, et il faut qu'un tribun du peuple intervienne pour réserver les droits du prince. On devait restaurer le Capitole; Helvidius propose que cette restauration se fasse aux frais du public, il n'admet que le concours de Vespasien. Le sénat laissa tomber cette motion, dit Tacite; d'autres s'en souvinrent 3. On sent que le sénat tire à lui le pouvoir par ses membres les plus hardis; mais il est curieux de rencontrer un tribun du peuple intervenant dans une question de liberté, pour le prince* : c'est que le prince était la démocratie. Il ne faut pas s'étonner que Vespasien, piqué par le sénat, ait dit à propos d'une querelle entre un chevalier et un sénateur: « Il ne faut pas invectiver les sénateurs, mais il est légal et juste de leur rendre leurs invectives; » ou que Domitien se soit plu à faire trembler un corps qui avait osé juger et condamner au dernier supplice un empereur. La mort de Néron, qui provoqua cette nouveauté d'un empereur fait ailleurs qu'à Rome, puisque Galba s'était proclamé en Espagne, n'en réjouit par moins le sénat, pour qui c'était une occasion d'usurper la liberté plus qu'il n'était bon à l'égard d'un nouvel empereur absent; mais sa vanité l'aveuglait sur son abaissement. Il fut plus prudent avec Vespasien : Mucien ayant écrit au sénat une lettre 'empreinte d'orgueil, le sénat, dit Tacite, cacha son dépit pour ne montrer que son adulation". L'aveu de cette jalousie occulte du sénat est textuellement dans Pline : « Le prince, dit-il, haïssait ceux que nous aimions; nous, ceux qu'il aimait3. » Elle excitait la réaction des empereurs ; et Caligula, par exemple, traitait les sénateurs de créatures de Séjan, de

1 Suét., Caligula, 60. 2 Lettre de saint Jérôme à Népotien.

4-8. * Voy. un autre exemple du Vespas., 9.6 Tacite, Hist., 1-4, ·

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même genre, Lett. de Pline, 9-14.
7 lbid., 4-4.

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8 Panégyr., 62.

5 Suét.,

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dénonciateurs de sa mère et de ses frères, et approuvait, comme une nécessité, les rigueurs de Tibère1. Absent de Rome, il répondait à une députation du sénat : « Je reviendrai, mais pour ceux qui me souhaitent, c'est-à-dire, pour l'ordre équestre et le peuple; je reviendrai, mais avec ceci, dit-il, frappant sur son glaive : et le sénat ne reverra plus ni le citoyen ni le prince2.» La fougue de Caligula, qui ne savait pas feindre, révélait la blessure secrète des empereurs.

Le sénat avait-il un programme politique plus ou moins déterminé pour se substituer au prince ou en régler la puissance? Fit-il dans ce but quelque tentative caractérisée? Comment vengea-t-il ses mécomptes? C'est ce que je voudrais esquisser.

On peut présumer, d'après les historiens, que, sous les premiers empereurs, le sénat nourrit longtemps l'espoir de reprendre le pouvoir: nous le verrons l'essayer après le meurtre de Caligula. Cet essai, qui se faisait dans de bonnes conditions, si ce n'est que le sénat avait pour adversaire un César quelconque, fut-il repris à la mort de Néron? Le sénat n'en eut pas le temps; mais il voulut paraître donner l'empire à Galba. Plus tard, l'expérience borna là ses prétentions quant à la forme de l'empire; mais il s'occupa de limiter le pouvoir des empereurs. Si le sénat l'avait pu,` il eût organisé l'empire dans le sens du discours que Lucain prête à Caton dans la Pharsale: La souveraineté, la dictature, dans le sénat; le pouvoir exécutif dans un lieutenant subordonné, c'est-àdire dans un lieutenant sénatorien, ou, comme nous le dirions, dans un lieutenant parlementaire. Sénèque, dans ses questions naturelles, semble poser ainsi la limite du pouvoir des empereurs : << Mais ces foudres qu'envoie Jupiter, pourquoi peut-on les conjurer, tandis que les seules funestes sont celles qu'ordonne le conseil des dieux délibérant avec lui; c'est que, si Jupiter, le roi du monde, peut à lui seul faire le bien, il ne doit pas faire le mal sans que l'avis de plusieurs l'ait décidé. » Pleine liberté pour faire le bien, entraves légales pour faire le mal, telle est la position faite aux empereurs par ce programme. Mais, de tous temps, les corps délibérants ont abouti, par la discorde, à l'impuissance, et l'unité

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