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DEM DE AORLVIK

DES LETTRES

DE M. DE VOLTAIRE.

LETTRE PREMIERE.

A M. LE COMTE D'ARGENTAL,

19 d'avril.

MON cher ange, votre lettre du 13 d'avril m'a bien confolé, mais ne m'a pas guéri, 1773. par la raison qu'à foixante et dix-neuf ans, avec un corps de rofeau et des organes de papier mâché, je fuis inguériffable. Toutes les chimères dont je me berçais font forties de ma tête. Vous favez que j'avais imaginé de partir de Crète fur un vaisseau fuédois, pour venir vous embraffer; la deftinée en a ordonné autrement. Je vous avoue que j'en ai été au défefpoir, et que mon chagrin n'a pas peu contribué à envenimer l'humeur qui rongeait ma déplorable machine.

On va représenter les Crétois à Lyon,

Bordeaux, à Bruxelles. A l'égard des comé1773. diens de votre ville de Paris, je puis dire d'eux ce que St Paul difait des Crétois de fon temps: Ce font de méchantes bêtes et des ventres parelleux; je puis ajouter encore que ce font des ingrats. Ils ont eu le mauvais procédé et la bêtise de préférer je ne fais quel Alcidonis; DIEU les en a punis, en ne leur accordant qu'une répréfentation. J'efpère que M. le maréchal de Richelieu pourra mettre quelque ordre dans ce tripot. Il était bien ridicule d'ailleurs que le Kain s'avisât de vouloir jouer le rôle d'un jeune homme, tandis que celui de Teucer était fait pour fa taille, et le rôle du vieillard pour Brizard. Si on ne peut pas réformer le tripot, je m'en lave les mains, et je me borne à mes bofquets et à mes fon

taines.

On m'a mandé que la déteftable copie, fur laquelle le détestable Valade avait fait fa déteftable édition, venait d'une autre copie qui avait traîné dans l'antichambre de madame du Barri; mais cela eft impoffible, parce que l'exemplaire prêté par le Kain à madame du Barri était abfolument différent.

Vous faurez, s'il vous plaît, que les Lois de Minos font fuivies de plufieurs pièces trèscurieufes qui compofent un affez gros volume; c'eft de volume que je veux vous envoyer,

Je cherche des moyens de vous le faire parvenir. Cela n'eft pas fi aifé que vous le penfez, 1773. furtout après l'aventure des deux tomes trèscondamnables et très-brûlables que de charitables ames m'ont fait la grâce de m'imputer. Ce monde eft un coupe-gorge, et il y a des gens qui, pour couper la mienne, fe fervent d'un long rafoir dont le manche eft dans une facriftie. Eft-il poffible que vous n'ayez pas un moyen à m'indiquer pour vous faire parvenir le recueil crétois? Il ne part pas tous les jours des voyageurs de Genève pour Paris. D'ailleurs, je n'en vois aucun ; je fais fermer ma porte à tout le monde; mon trifte état ne me permet pas de recevoir des vifites.

Le Kain m'a écrit fur ma maladie. Je le crois actuellement à Marfeille: je lui répondrai quand il fera de retour.

Vous me parlez de la Sophonisbe de Mairet rapetaffée, et tellement rapetallée qu'il n'y a pas un feul mot de Mairet. Vous aurez cette Sophonisbe dans le paquet de la Crète; mais quand et par où? DIEU le fait, car Marin ne peut plus recevoir de gros paquets.

J'ai répondu à tout; mais il me femble toujours que je n'ai pas répondu assez aux marques de l'amitié conftante que vous daignez me conferver, vous et madame d'Argental. Mon corps fouffre beaucoup; mon ame, s'il

y en a une, ce qui eft fort douteux, vous eft 1773. tendrement attachée jufqu'à la diffolution entière de mon individu, laquelle eft fort prochaine. V.

LETTRE II.

A M. DIDERO T.

J'ai été bien

A Ferney, 20 d'avril.

'AI été bien agréablement furpris, Monfieur, en recevant une lettre signée Diderot, lorsque je revenais d'un bord du Styx à l'autre.

Figurez-vous quelle eût été la joie d'un vieux foldat couvert de bleffures, fi M. de Turenne lui avait écrit. La nature m'a donné la permiffion de paffer encore quelque temps dans ce monde; c'eft-à-dire, une feconde entre ce qu'on appelle deux éternités, comme s'il pouvait y en avoir deux.

Je végetterai donc au pied des Alpes encore un inftant dans la fluante du temps qui engloutit tout. Ma faculté intelligente s'évanouira comme un fonge, mais avec le regret d'avoir vécu fans vous voir.

Vous m'envoyez les fables d'un de vos amis. S'il eft jeune, je réponds qu'il ira trèsloin; s'il ne l'eft pas, , on dira de lui qu'il

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