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M. Roederer, avec une sagacité nonpareille, devine et affirme sans hésiter que le fantôme inconnu n'était autre que M. de Montespan, déguisé en grande femme mal mise, pour, à l'aide de ce costume, pénétrer plus facilement dans les appartements de la reine, et faire à madame de Montausier de sanglants reproches sur sa complaisance pour les amours adultères du roi et de la marquise. Or, comme madame de Montausier mourut de cette affaire, c'est-à-dire de l'effroi d'avoir vu M. de Montespan en grande femme mal mise; et d'autre part Molière ayant composé Amphitryon dans une vue favorable à l'adultère du roi, tout cela donne à M. Roederer le droit de s'écrier:

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Combien cette mort fait perdre de son esprit et de « sa gaieté à l'Amphitryon de Molière! et quelle con« damnation la pure vertu dont la société de Rambouil« let avait été l'école prononça par cette mort sur la con<< duite de Louis XIV! » (P. 135.)

La beauté de l'expression répond à la justesse des pensées.

Mais voici le chef-d'œuvre de l'immoralité de Molière, l'ouvrage où se montre en plein son intention perverse de protéger le vice et de faire triompher les mauvaises mœurs, toujours sous les créneaux de Louis XIV, bien entendu. Vous vous hasardez à nommer Tartufe: point! vous n'y êtes pas. C'est les Femmes savantes; Tartufe n'attaque pas les précieuses. Il n'y avait point de précieuses ridicules, point de pédantes; il n'y en a jamais eu; Philaminte et Bélise n'ont jamais existé. Mais il

y avait des femmes d'une éclatante vertu, dont la conduite immaculée protestait contre la conduite scandaleuse de madame de Montespan. « C'étaient là les fem<«< mes dont les mœurs inquiétaient Molière et offen« saient la cour; c'étaient ces femmes-là que le poëte

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voulait attaquer sous le nom de femmes savantes. » (P. 306-307.)

Pour en venir à bout, Molière profita perfidement d'une circonstance favorable à son dessein. C'est que ces femmes vertueuses « s'appliquaient à l'étude du grec et « du latin, à la métaphysique de Descartes, aux sciences physiques et mathématiques; quelques-unes particuliè«<rement à l'astronomie. » (P. 306.) Molière eut la méchanceté noire d'employer ce hasard pour faire illusion au public et masquer son but affreux; mais il n'a pu tromper l'œil vigilant de M. Roederer.

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Cependant Molière, qui voyait le train de la cour continuer, l'amour du roi et de madame de Montespan « braver le scandale, imagina d'infliger un surcroit de ridicule aux femmes dont les mœurs chastes et l'esprit délicat étaient la censure muette, mais profonde « et continue, de la dissolution de la cour. Il ne doutait « pas que ce ne fût un moyen de plaire au roi et à madame de Montespan..... La pièce des Femmes savantes « est une dernière malice de Molière à double fin: d'a« bord pour se défendre de la réprobation de quelques ⚫ mots de son langage et de quelques erreurs de sa morale; ensuite pour servir les amours du roi et de ma

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«dame de Montespan, qui blessaient tous les gens de

bien, et dont la mort récente de madame de Montau« sier était une éclatante condamnation. » (P. 305-306.)

Que de révélations inattendues coup sur coup! Molière défendant son propre langage et les erreurs de sa morale, Molière sapant les bonnes mœurs dans les Femmes savantes!

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« n'a été inspirée ni par le spectacle de la société, ni

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avouée

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par

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l'art c'est une œuvre de combinaison politique, invita Minerva. » ( P. 3o9.)

Quoi! les Femmes savantes ont été faites malgré Minerve? Ah! M. Roederer, je n'y tiens plus; et, comme dit Sganarelle à don Juan : « Cette dernière m'emporte!» Il faut que la défense des précieuses soit une entreprise bien difficile, puisqu'elle réduit à de telles extrémités!

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Le zèle de M. Roederer pour les précieuses et les précieux ne recule devant aucune tâche, ne s'effraye d'aucun obstacle: il va jusqu'à embrasser l'apologie de l'abbé Cotin! On sait que l'abbé Cotin avait insulté Molière et Boileau dans un libelle rimé, où, parmi cent platitudes atroces, il leur reprochait de ne reconnaître ni Dieu, ni foi, ni loi; d'être des bateleurs, des turlupins, mendiant un dîner qu'ils payaient en grimaces, après s'y être enivrés jusqu'à tomber sous la table (1). La scène de Vadius et de Trissotin s'était passée chez Mademoiselle, entre Cotin et Ménage, justement à l'occasion du fameux sonnet à la princesse Uranie; et, pour preuve, SaintÉvremond avant Molière avait reproduit cette scène dans sa comédie des Académistes. Ce sonnet à Uranie, et le madrigal sur un carrosse de couleur amarante, sont imprimés dans le recueil de Cotin; Trissotin s'appela Tricotin, c'est-à-dire, triple Cotin, jusqu'à la douzième représentation. Ménage même ajoute que Molière, pour

etc.....

(1) Despréaux sans argent, crotté jusqu'à l'échine, S'en va chercher son pain de cuisine en cuisine; Son Turlupin l'assiste, et, jouant de son nez, Chez le sot campagnard gagne de bons dîners, Ce même Cotin fit contre son ancien ami Ménage une satire intitulée la Ménagerie. On voit qu'il ne se contentait pas d'ètre un méchant poëte; il était encore un méchant homme.

rendre son intention encore plus sensible, avait songé d'affubler l'acteur d'un vieil habit de Cotin. Ce sont là des raisons de quelque poids sans doute, mais non pas pour M. Roederer. M. Roederer s'indigne de l'idée qu'on ait pu voir Cotin dans Trissotin. Cette fois, le crime lui paraît si énorme qu'il refuse d'en charger même Molière! Il s'en prend aux commentateurs :

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De nos jours, des commentateurs ont osé (quelle audace!) ce dont les écrits du temps de Molière se sont abstenus, ce à quoi la volonté de Molière a été de « ne donner ni occasion, ni prétexte..... Ils veulent que « le Trissotin des Femmes savantes soit précisément a l'abbé Cotin!..... Mais Trissotin est un homme à marier qui veut attraper une honnête famille, et Cotin « était ecclésiastique; Trissotin est un malhonnête homme, et l'abbé Cotin avait une réputation intacte. « Un coquin ne prêche pas dix-sept carêmes de suite à Notre-Dame!» Voilà ce qui s'appelle un argument! L'abbé Cotin a prêché dix-sept carêmes de suite à Notre-Dame, donc il ne pouvait être un poëte ridicule, et Molière n'a pu le jouer en cette qualité. J'ose dire que le livre de M. Roederer est raisonné d'un bout à l'autre avec la même puissance de logique.

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A l'occasion de Trissotin, M. Roederer s'élève contre l'impertinence des faiseurs de clefs. Je suis de son avis; mais pourquoi nous a-t-il donné tout à l'heure une clef de l'Amphitryon? pourquoi prend-il sur lui d'affirmer que, sous le nom de Madelon, Molière a voulu jouer mademoiselle de Scudéry, qui s'appelait Madeleine? Il s'appuie d'un passage du discours de réception de la Bruyère à l'Académie; il aurait dû s'en souvenir plus tôt. La clef du Gargantua et du Pantagruel, celle des Caractères, sont beaucoup plus innocentes que celle qu'il

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forge pour Amphitryon; c'est l'histoire de la poutre et du fétu de l'Évangile.

Enfin Molière mourut! Dès ce moment le quatrumvirat dont il était l'âme fut considérablement affaibli. A la vérité, Racine, tout faible qu'il était, fit encore Iphigénie, Phèdre, Esther, et Athalie; la Fontaine publia ses meilleures fables et ses derniers contes; Boileau, ses Építres, le Lutrin, et l'Art poétique; mais il n'importe: le parti honorable, la société d'élite, comme l'appelle M. Roederer (p. 215), commença dès lors à respirer. Le parti honorable, ce sont les précieuses, par opposition au parti déshonorant ou déshonoré, représenté par Molière, Boileau, Racine et la Fontaine, Louis XIV en tête. Peu s'en faut que M. Roederer ne se réjouisse de la mort de Molière; et, à tout prendre, on ne saurait lui en vouloir, puisque la morale est plus nécessaire que l'esprit, et que « la mort de Molière marqua un terme à la protection que les lettres donnaient à la société licencieuse contre la société d'élite. » (P. 329.) Cette mort fit un bien infini, car avec Molière disparurent les mots grossiers qu'il protégeait, et tout rentra dans l'ordre : les rois n'eurent plus de maîtresses; il n'y eut plus de profusions ruineuses, sous le nom de munificence royale ; les mœurs publiques se purifièrent, et devinrent aussi irréprochables que celles même de l'hôtel de Rambouillet; en un mot, le temps de la régence fut l'âge d'or de la morale et de la vertu. Évidemment tout le mal tenait à Molière et aux mots grossiers.

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S'arrêter une seule minute à combattre les assertions de M. Roederer, ce serait insulter à la fois la mémoire de Molière et le bon sens du lecteur. Il a suffi

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