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car il y a toujours du nouveau dans l'homme, comme il y a toujours en lui une partie éternelle et immobile.

La philosophie de la vie est obligée d'emprunter une partie de ses données à la philosophie savante. Car, d'où partirait-elle? Mais elle s'en distingue néanmoins par l'usage qu'elle fait de ces données. Beaucoup de questions curieuses et essentielles pour la psychologie abstraite ont peu d'intérêt dans la philosophie de la vie; mais, réciproquement, ce qui est secondaire pour la première devient essentiel pour la seconde. Ainsi, pour la philosophie abstraite, être riche ou pauvre est un accident insignifiant; mais pour la philosophie de la vie, c'est une distinction d'assez grande importance. Le caractère ne joue qu'un rôle accessoire dans la psychologie abstraite; c'est cependant un fait très-considérable dans la vie réelle : la philosophie de la vie doit donc s'en occuper. Ce qu'on appelle le monde n'a rien à voir dans un traité de pure idéologie: car l'idée de cause ou l'idée de substance est la même dans un salon ou dans une forêt. Il n'en est pas de même dans la vie humaine telle qu'elle est; et les conditions mondaines sont des

circonstances capitales qui font varier en nous les phénomènes de la vie. Je ne dis pas que ces deux philosophies ne se rencontrent pas souvent, par exemple, dans la théorie et l'analyse des inclinations et des passions. Mais l'une s'appliquera surtout à décomposer et à classer les passions; l'autre nous les montrera dans leur jeu, dans leurs mouvements, dans leurs effets.

On peut avoir beaucoup de goût pour la philosophic de la vie sans cesser d'aimer pour cela la philosophie savante. Ces deux goûts n'ont rien de contradictoire. Ce n'est peut-être pas dans le même moment qu'on les aime toutes deux, comme on ne peut pas aimer dans le même moment la musique et les mathématiques. Mais pour les aimer à des moments différents, on n'est pas infidèle à l'une ou à l'autre. La philosophie n'est pas aussi jalouse que l'amour : elle permet la diversité des objets.

La philosophie savante a des séductions qui lui sont propres; et même il semble, une fois qu'on y est entré, qu'elle séduise d'autant plus qu'elle est plus subtile et plus abstraite, semblable en cela aux plus hautes mathématiques, qui sont d'autant plus entraînantes, et je dirais

presque plus enivrantes, à mesure qu'elles s'éloignent davantage de toute forme et de toute couleur. C'est ainsi que le philosophe Kant, si repoussant par son aspect barbare, exerce sur l'esprit une sorte de fascination et de prestige, une fois qu'on s'est exercé à suivre les replis tortueux de sa pensée profonde et téméraire.

Mais quelque charme que puisse avoir la pure science, on ne peut s'en contenter toujours; et, lorsqu'on est resté quelque temps dans ces régions sereines, mais froides et désertes, on éprouve le besoin de se retremper aux flots de la vie réelle. L'abstrait nous glace; et la variété infinie de la réalité, même avec ses abîmes de tristesse et de douleur, appelle à son tour notre inquiète curiosité.

Les plus grands philosophes nous apprennent par leurs exemples à ne pas séparer la science philosophique de la philosophie de la vie. Bacon, par exemple, après avoir tracé dans ses livres immortels les lois de l'esprit scientifique, écrivait ses Essais de morale et de politique, où il décrit avec un sens si vif et si aiguisé les mœurs et les caractères des hommes. Malebranche, dans la Recherche de la vérité, a traité des inclinations et

des passions de la manière la plus libre et la plus aimable. Qu'est-ce que les Essais de Montaigne sinon une philosophie de la vie? Pour remonter jusqu'aux anciens, Platon n'est pas plus grand par sa subtile et hardie dialectique, que par la merveilleuse connaissance qu'il a des mœurs humaines, de nos sentiments et de nos passions. Enfin Aristote, que l'on ose à peine nommer ici, tant son nom a été associé par un préjugé absurde à l'idée de pédantisme, Aristote n'est pas seulement le plus grand génie scientifique de l'antiquité, mais aussi le plus grand connaisseur de la vie humaine en particulier, sur le problème même qui nous occupe en ce livre, il a pénétré plus avant qu'aucun autre philosophe, et nous devons dire, au risque de discréditer d'avance notre livre aux yeux des lecteurs légers, qu'il a été, avec l'expérience, notre principal guide.

Il faut convenir que de nos jours ces recherches autrefois si goûtées sur la vie humaine, sur les mœurs, les caractères, les inclinations, ont perdu beaucoup de leur faveur et de leur crédit. C'est ce qu'on appelle des vérités moyennes, des vérités secondes; on veut des vérités plus abstraites, plus rigoureuses, plus semblables à celles

des sciences positives. On dit que ces sortes de vérités surannées étaient bonnes pour les âges oratoires; mais qu'elles ne conviennent plus aux siècles scientifiques dans lesquels nous entrons. Je ne puis m'associer à des critiques si peu sensées. L'esprit scientifique est une grande et belle chose mais il ne faut pas qu'il envahisse tout, et qu'il déconsidère d'autres formes plus libres de la pensée humaine, laquelle est trop vaste pour être embrassée tout entière dans les cadres et les formes d'un système rigoureux. On voit trop prédominer aujourd'hui la disposition contraire. L'esprit des sciences positives et démonstratives tend à se répandre là même où il est le plus déplacé, et la critique littéraire ellemême semble aspirer à n'être plus qu'une branche de la physiologie.

Il est une autre cause du peu de goût qu'inspirent quelquefois à de bons esprits les problèmes dont je parle. Depuis plus d'un siècle, les esprits se sont portés avec une grande ardeur vers les questions sociales et politiques. On s'est intéressé plus que jamais à l'humanité, à son passé et à son avenir. Devant la grandeur et l'immensité de ces nouveaux problèmes, les questions relatives

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