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une volonté supérieure pendant un temps qu'il n'a pas choisi, dans un cercle qu'il ne peut franchir, l'homme aime à deviner un autre monde que celui qu'il habite, une autre existence que celle qu'il mène laborieusement, et se plaît aux combinaisons chimériques d'une imagination capricieuse. Lorsque par un matin frais et doux vous avez monté lentement une côte d'une modeste hauteur, et qu'à demi fatigué, vous arrivez à un chemin uni, voilé par un léger ombrage qui laisse une échappée sur le vallon, arrêtez-vous un instant, fermez le livre qui vous avait aidé à monter le sentier sinueux, aspirez librement l'air qui apporte la vie et la joie, et lâchez les rênes à l'imagination et à l'espérance. Les idées les plus douces se succèdent d'abord confusément dans l'esprit, rien de précis n'arrête et ne fixe l'attention; seulement un sentiment de vague bonheur remplit et inonde l'âme; mais peu à peu les idées se précisent davantage; le tableau se dessine et se fixe; l'objet le plus habituel de vos désirs flotte devant vous, entouré par un mystérieux prestige, de tous les objets ravissants qui vous entourent : les choses présentes et absentes, réelles et possibles, chimériques même s'unissent pour former ces délicieux romans que l'on appelle des châteaux en Espagne. Ne dites pas que ce sont des rêves car est-ce un rêve

que le plaisir exquis dont ces illusions à demi volontaires sont la source?

Cela même est un bien que je goûte aujourd'hui.

Par ces rêves j'augmente et je multiplie ma vie : j'y fais entrer d'autres objets, d'autres lieux, d'autres personnes. J'embellis le décor qui est devant mes yeux, par les perspectives indéfinies que mon imagination y ajoute. Rêver c'est encore vivre.

On médit beaucoup du romanesque; et j'avoue que le romanesque ne peut être que la distraction de la vie, et qu'il est insensé d'en faire le fonds. Mais, dans ces limites, quelle charmante chose que le romanesque! Franchir les limites étroites qui nous enserrent, rompre la monotonie des occupations de chaque jour, briser les chaînes de fer qui nous retiennent dans la sévère prison de la vie réelle, et voguer dans les espaces enchanteurs du possible, voyager en esprit, brûler l'espace et le temps, faire paraître à l'esprit ravi des lieux fantastiques, créer des aventures imaginaires, s'y faire un rôle noble et brillant, évoquer des personnages d'invention, en rassembler dans un même lieu et dans une même action toutes les personnes qui vous plaisent, et qui sont séparées par mille obstacles, et sans arrêter les traits précis du tableau, qui perdrait

son charme par trop de réalité, de tous ces éléments épars, se composer une esquisse indécise et flottante, qui change à chaque seconde et dont nous écartons avec précaution tout ce qui peut faire ombre et gâter notre rêve! De tels plaisirs n'appartiennent qu'à la jeunesse. Plus tard, on cherche à en réveiller avec effort, le charme affaibli, mais on ne remue que des cendres.

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Mais, dira-t-on, ce bonheur d'imagination n'est qu'un bonheur imaginaire; il n'a rien de solide et de vrai, puisqu'il ne se compose pas de biens effectifs, mais seulement de biens rêvés. A ce compte l'homme qui dort est heureux, si ses songes sont agréables les illusions de l'ivresse ou des narcotiques sont de vrais bonheurs, et l'état le plus heureux serait une folie riante et aimable qui passerait sans effort et sans interruption d'une chimère à une autre, dans une joie intarissable. Mais alors pourquoi les hommes plaignent-ils ces fous si satisfaits de leur sort? Pourquoi nul ne voudrait-il échanger son état, quelque pénible qu'il soit, contre une folie heureuse? Pourquoi méprise-t-on les erreurs de l'ivresse? Et pourquoi enfin les songes les plus agréables nous paraissent-ils vides et de peu de prix? Vous ne voyez pas, nous dira-t-on, qu'ici vous changez de principe sans vous en douter: c'est le plaisir que vous prenez maintenant

pour mesure du bonheur, au lieu de la valeur réelle et intrinsèque des biens possédés. Autrement il faudrait rejeter les biens d'imagination, comme n'ayant aucune valeur par eux-mêmes, quoiqu'ils puissent nous procurer quelques plaisirs.

Je réponds d'abord que parmi les divers emplois de l'imagination, il y en a déjà au moins un, qui peut être justifié par la raison et qui procure à l'homme des biens aussi solides et aussi précieux que la réalité peut en fournir je veux parler de ce monde fictif, créé par l'imagination, conformément aux lois du vrai et du beau, et qui, en multipliant le nombre des objets aimables, augmente non-seulement nos plaisirs, mais en même temps les puissances de notre âme. Par la poésie et par les beaux-arts, l'imagination évoque des êtres que la nature semble avoir oublié de créer; ou bien elle fait paraître à chacun de nous, resserré dans les bornes les plus étroites, toutes les forces et tous les aspects de la vie. Or c'est une des conditions du bonheur humain de voir et de connaître beaucoup de choses, ou au moins de pénétrer aussi profondément que possible dans ce qu'on connaît: c'est là le service que nous rendent les beaux-arts. Tantôt ils nous révélent certains aspects de la nature, ou de la beauté humaine, ou du cœur humain, que nous ne connaissions

point; tantôt ils nous expriment l'âme et l'esprit des choses mêmes qui nous entourent, et avec lesquelles nous vivons familièrement. Ils nous révèlent jusqu'à notre propre cœur, et font jaillir de ces sources inconnues de nous-mêmes les plus profondes et les plus nobles des émotions. Sont-ce là, je vous le demande, des biens réels, des biens vraiment précieux? Que celui-là le nie, qui n'a pas senti son âme s'élever et s'épurer au commerce du génie !

Il semble que la Providence bienfaisante, plus libérale que ses censeurs, ait voulu placer en nous, à côté du nécessaire et de l'obligatoire, entre le besoin et le devoir, et comme pour nous reposer et nous délasser, le goût et l'amour de l'inutile. C'est par là que le beau nous plaît tant, quoi qu'en disent les partisans de l'utilité. Le besoin est servile, c'est une gêne et une chaîne. Le goût du beau est pur, libre, désintéressé. Quant au devoir, supérieur à la fois et au besoin et à l'amour du beau, il est tellement élevé qu'il nous inspire autant, de crainte que de respect; il nous faut beaucoup de temps, beaucoup d'efforts pour nous familiariser avec lui, et il nous domine toujours par le commandement; nous craignons de lui manquer, et ce n'est qu'avec des remords et une certaine honte que nous le négligeons et nous délivrons un instant de son impérieuse pensée. Mais

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