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Pour vivre, et pour sentir l'homme a besoin des pleurs.
La joie a pour symbole une plante brisée,

Humide encor de pluie et couverte de fleurs 1.

Allons maintenant plus avant : essayons de lever les derniers voiles qui couvrent notre destinée, et dans ce combat du plaisir et de la douleur, qui est le drame de notre vie, voyons qui a le dernier mot.

Si la douleur n'était qu'au commencement de nos entreprises et de notre destinée, tout ce que nous avons dit en sa faveur suffirait pour la justifier. En effet, la Providence ne nous devait en aucune façon une vie facile et commode; et si pour arriver au bien il nous faut traverser quelques épreuves, tant mieux, puisque nous y acquérons la force et le courage. Mais ce qui serait absolument inexplicable, ce serait que la douleur fût en même temps la fin et le commencement, et que par ce partage elle devînt, à vrai dire, le tout de notre destinée. C'est ce qui arrive cependant; et c'est ce qu'exprimait l'ingénieux et aimable Ducis, en disant: « Le bonheur n'est qu'un malheur plus ou moins consolé. »

Il faut aimer la vie, cela est indubitable. Car comment pourrions-nous bien conduire et bien gou1 Musset, Nuit d'octobre.

verner ce qui nous laisserait indifférents, ou même ce qui nous inspirerait de l'aversion? Mais, tout en aimant et en goûtant la vie, on ne peut s'empêcher de la juger et de la comprendre. Or, après s'être dit que la vie est bonne et aimable, après avoir recueilli avec soin tous les biens qu'elle peut nous fournir, il faut cependant se résoudre à reconnaître qu'elle repose sur le vide, et qu'au fond de tout est la misère et la douleur. Sans doute la jeune humanité jouissait de la vie sans l'amertume que nous y mêlons aujourd'hui : elle en goûtait les biens plus qu'elle n'en ressentait les maux. Mais depuis que l'homme est arrivé à la maturité et a réfléchi sur sa condition, il a compris la vanité des choses, et il a dit : « Mon âme est triste jusqu'à la mort. »

Toutes les grandes choses sont tristes la mer est triste, les rochers sont tristes, les ruines sont tristes. Prométhée, OEdipe roi, Job, le Phédon, Marc Aurèle, l'Imitation, le Stabat mater, Phèdre, Hamlet, Faust, sont les plus grandes œuvres du monde, parce qu'elles nous pénètrent d'une ineffable, d'une inépuisable tristesse. Rien de plus convenable à notre cœur : il semble ne jouir pleinement que de l'image de la douleur.

Il y a une fausse mélancolie: c'est celle qui se

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montre à la surface de la vie, et qui nous empêche de jouir de ses plaisirs passagers, en même temps qu'elle nous énerve et nous rend inhabiles à ses devoirs nécessaires. La surface de la vie est riante; il faut y apporter la joie et la bonne humeur elle a une apparence de solidité; il faut s'y prêter avec confiance, et la prendre au sérieux. Mais comme il y a une fausse tristesse, il y a une fausse joie c'est celle qui s'empare du fond de notre âme; ce fond étant vide ne peut nous donner de la joie. Nous pouvons, en l'oubliant, donner accès dans notre cœur à la joie, à la confiance, à l'espérance, à toutes les passions. Mais la substance de notre être n'a rien qui puisse nous satisfaire; elle ne se soutient pas elle-même : elle sort on ne sait d'où, et se précipite on ne sait où, sans jamais se retenir sur cette pente rapide.

Le sentiment de notre vide pourrait s'oublier dans la distraction des spectacles qui nous entourent, mais il nous est sans cesse rappelé par mille circonstances inévitables. Il l'est d'abord par la pensée de la mort.

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Tous les êtres organisés meurent c'est une loi de la nature. Mais on peut affirmer que l'homme est le seul de ceux que nous connaissons qui sache ce que c'est que la mort, et qui sache aussi qu'il doit mourir. Or il est indubitable que la pensée, la prévision de

la mort multiplie sans mesure le mal de la mort ellemême. Jouir de la vie au jour le jour, comme font les animaux, est un bonheur bien insuffisant sans doute, mais il n'est pas troublé la mort n'est pour eux qu'une souffrance physique, car ils ne savent pas ce que c'est que finir. Mais pour l'homme la mort est tout autre chose qu'une souffrance; elle est une fin, elle est un abîme, un inconnu effroyable. L'imagination, malgré tous nos efforts, se représente le cadavre capable de sentir son état, et condamné à une éternelle et froide immobilité. Si nous réussissons à triompher de ces fausses images, l'idée d'une fin absolue, d'un anéantissement nous épouvante. L'idée de cette fin se mêlant à nos plaisirs, à nos actions, à nos espérances, à nos affections, empoisonne toutes ces joies quoi que l'on fasse, il est impossible qu'une vie soit heureuse au sens absolu du mot, lorsque l'on sent qu'elle doit finir. On voudrait écarter cette idée; mais elle nous est sans cesse rappelée par les morts inattendues de nos amis, de nos parents, par la vue des lieux de repos, par les signes de deuil, par nos souvenirs, par nos craintes. Ce qui rend cette pensée plus terrible, c'est le mystère même du moment qui doit être le dernier de notre vie, moment inévitable, nous le savons, mais qui peut être ou très-proche ou

très-éloigné. Quelquefois il nous semble que nous aimerions mieux que ce moment fût fixé d'avance, pourvu qu'il fût loin; mais, après réflexion, nous aimons encore mieux l'incertitude qui laisse planer une sorte d'espérance indéfinie, mais aussi qui ne nous permet jamais une entière sécurité.

En supposant que notre existence se prolonge aussi loin qu'il est permis à la vie humaine de s'étendre, nous sentons notre vide encore par d'autres endroits, et surtout par les séparations. Celui qui vit longtemps voit peu à peu tomber autour de lui les compagnons de sa jeunesse; il voit disparaître amis, parents, souvent même enfants plus jeunes que lui. Tout se découronne, tout se fane, tout se flétrit; et cependant il y a toujours autour de lui une jeunesse, toujours des fleurs et des plaisirs. Le cercle monotone des choses humaines passe sans cesse et sans cesse devant ses yeux, lui apportant toujours les mêmes spectacles. Son cœur a été blessé dans mille endroits; mais le vide des choses est tel, qu'il a oublié déjà la plupart de ces blessures. Rien de plus vrai et de plus profond que ce mot d'Atala: «C'est une de nos grandes misères; nous ne sommes pas même capables d'être longtemps malheureux. >>

La nature semble avoir voulu prévenir cette misère

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