Page images
PDF
EPUB

qui fixent le rang des hommes dans la société, et qui par là ont une si grande part à la destinée de chacun de nous.

Ces principes sont très-nombreux et d'ordre très-différent. Il y a en quelque sorte plusieurs mondes dans ce qu'on appelle le monde: tel qui est le premier dans l'un d'eux ne compte pas dans l'autre cependant ces mondes se mêlent entre eux, et l'on peut appartenir en même temps à plusieurs, ce qui fait varier à l'infini les situations respectives des hommes. Il est impossible de démêler avec précision ces innombrables fils si étroitement entrelacés; je me contenterai d'indiquer les principaux chefs auxquels on peut ramener les différents classements qui se font parmi les hommes. Ce sont la naissance, la fortune, le pouvoir, le mérite ou l'esprit, la profession et l'éducation.

:

Autrefois les rangs étaient fixés par la naissance avec une extrême précision. Peut-être cela avait-il quelque avantage; car tout étant fixé d'avance, chacun se tenait à sa place, sans ambition d'en sortir, sans crainte d'en être dépossédé. C'est l'inquiétude et l'incertitude qui sont les principales causes des souffrances de rangs. Il y a, ou du moins il y avait jadis, un usage en diplomatie (je ne sais s'il existe encore) que l'on appelait le pêle-mêle. Pour éviter les querelles

de préséance, querelles insolubles entre états égaux, on avait décidé dans certaines cours qu'il n'y aurait point de rangs, et que chacun aurait la place qu'il prendrait, soit dans une cérémonie, soit dans un repas, enfin dans toute circonstance publique. Il faut voir, dans les charmants Mémoires de M. de Ségur, à quels artifices on était forcé d'avoir recours, soit pour surprendre un rang, soit pour assurer la sincérité du pêle-mêle; c'était pour les ambassadeurs un tourment d'esprit perpétuel. Telle est à peu près l'image de la société depuis 1789 : c'est un pêle-mêle où chacun a la place qu'il sait prendre et défendre; c'est un concours, un tournoi, un steeple-chase très-favorable à l'esprit d'entreprise, à l'initiative personnelle, mais qui a cependant l'inconvénient de mettre perpétuellement en émoi l'amour-propre et la vanité de chacun. Tous étant inquiets et impatients (inquiets, parce qu'ils ne possèdent rien d'assuré; impatients, parce qu'ils peuvent tout avoir), se regardent avec jalousie et sont sans cesse sur leurs gardes, de crainte d'être dépassés. C'est là une des causes de la gravité des hommes au temps où nous vivons, car cette perpétuelle inquiétude est peu favorable à l'aisance et à l'enjouement. De plus, dans cette lutte, la timidité est mal à l'aise ou bien elle laisse prendre maladroite

:

ment la place qui lui appartient; ou, par une gaucherie inopportune et une hardiesse emportée, elle essaye de prendre pied là où il ne lui convient pas de prétendre, et elle est alors refoulée au-dessous même du rang qui lui appartient. De là mille souffrances et mille piqûres qui n'ont pas lieu dans une société où tous les rangs sont fixés par la naissance. Mais c'est à la condition que cet ordre soit accepté et reconnu par l'opinion, car aussitôt que l'inégalité est considérée comme une injustice, elle devient insupportable aux cœurs généreux. On a pu croire un moment qu'on pourrait conserver l'inégalité comme règle extérieure de la société et introduire l'égalité dans les mœurs, en sorte que la hiérarchie et la fraternité se donnassent la main. Telle fut l'illusion de la jeune noblesse à la fin du dix-huitième siècle; la Révolution la détrompa bien vite, et vint lui apprendre que l'ordre d'une société ne peut pas être longtemps en contradiction avec ses idées.

Quoi qu'il en soit, la naissance n'a pas laissé que de conserver une certaine importance dans le monde démocratique où nous vivons, et j'avoue que je ne considère pas cela comme un mal. Si la naissance ne réclame d'autre privilége que celui de la considération, je crois qu'il faut le lui accorder (bien entendu à la con

dition qu'elle ne s'en rende pas indigne). L'antiquité a quelque chose de noble et de vénérable, et un nom qui se rattache aux traditions de notre histoire est en quelque sorte un témoin de la France ancienne conservée parmi nous. Mais je n'aurais pas voulu qu'on crût devoir opposer à la noblesse de l'ancien régime une noblesse d'origine démocratique. Il me semble que dans une démocratie le nom seul suffit sans aucun appendice, et que les héros de nos grandes guerres seraient aussi illustres sous leurs noms roturiers que sous leurs noms princiers. Sans aucun éclat artificiel, ces humbles noms brilleraient de leur vertu propre, et jouiraient naturellement du prestige que crée l'hérédité de la gloire.

L'avantage qu'avait autrefois la naissance, c'est la richesse qui l'a aujourd'hui au premier rang dans son propre monde, elle est toujours au moins au second rang dans les autres, et nulle part elle n'est dédaignée. Le pouvoir lui fait des avances, la naissance la courtise et l'esprit n'en fait pas fi. De là, sans contredit, une puissance considérable. Sans doute il en a toujours été un peu ainsi, et il n'a jamais été indifférent d'être riche ou pauvre. Autrefois on caressait la richesse, mais on la méprisait; aujourd'hui elle a conquis la considération, à moins qu'elle

ne s'en rende indigne par de coupables manœuvres, et encore faut-il qu'elle en fasse beaucoup. Le riche lui-même se place sans hésitation au premier rang; il se met au-dessus de l'esprit (cela va sans dire), de la puissance (car elle est fragile), de la naissance (car c'est un vain nom). Il n'est pas toujours assez dédaigneux de ces avantages pour ne pas désirer les attacher, au moins comme décoration, à ceux qu'il considère comme plus substantiels et plus durables; il achète des titres, ambitionne les emplois; quelquefois même il se donne le luxe d'un esprit cultivė. Par là, il se met au niveau des premiers dans tous les ordres, conservant d'ailleurs au-dessus d'eux tous ce titre supérieur et incomparable : l'argent.

Si le premier bien, au regard du monde, consiste à être à l'abri des atteintes d'autrui, et c'est ce que donne la fortune, le second consiste à avoir entre les mains la destinée d'autrui; et c'est ce que donne le pouvoir. Le pouvoir même paraît, au premier abord, offrir des avantages plus éclatants que la richesse, et nous mettre avec plus d'évidence au-dessus des autres hommes. Aussi les hommes d'imagination le préfèrent-ils aux biens grossiers qui se traduisent en métal. Mais, comme il est bien plus fragile, les esprits

« PreviousContinue »