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heureux et plus misérable : peut-être est-il inévitable qu'il en soit ainsi, car chaque principe d'action est un principe de douleur, et plus l'homme grandit et se développe, plus il offre de surface à l'atteinte des choses extérieures.

Un philosophe de nos jours a dit avec raison: « Qu'importe que l'homme soit malheureux pourvu qu'il soit. grand! » J'ajoute que s'il arrive à la grandeur, il n'est pas entièrement malheureux : car cette grandeur même est un bonheur, et une source de jouissance. On pourrait presque dire sans paradoxe, que le malheur est une partie du bonheur s'il nous force à déployer les plus excellentes et les plus nobles de nos facultés. Qui donc refuserait la destinée des plus grands hommes, même au prix des infortunes qu'ils ont eu à subir? Si donc, pour éviter la douleur, nous sacrifions nos meilleures facultés et la plus excellente partie de nous-mêmes, si plutôt que d'accepter les blessures inévitables de la condition humaine, nous nous résignons aux douces servitudes de la vie animale; si nous échangeons contre des biens grossiers et serviles, contre une lâche quiétude, les biens incomplets et disputés, mais excellents, de l'âme et du cœur, si nous sacrifions le plaisir lui-même dans la crainte de la douleur, si nous fuyons tout mouvement pour éviter toute espèce

de choc, si enfin nous réduisons notre être à ses plus étroites limites, le bonheur ainsi obtenu n'est que le bonheur de la pierre et du cadavre, et non pas le bonheur de l'homme : car la première condition du bonheur humain, c'est de vivre, c'est d'agir, c'est d'exister.

A la vérité, il y a une sorte de sagesse très-excellente et très-noble qui consiste à éviter les douleurs humaines en se détachant autant que possible des conditions de la vie réelle, et en se réfugiant dans la contemplation de l'éternelle vérité; ce qui peut avoir lieu de deux manières: par la science et par la piété. Mais d'une part, c'est là précisément préférer les biens les plus excellents aux biens inférieurs; et cela même demande déjà un certain courage; car tout homme aime le plaisir, et ne le sacrifie pas sans efforts. En second lieu, la vie contemplative elle-même a ses douleurs, plus délicates sans doute, mais non moins amères que les autres. La science a ses doutes, ses obscurités, ses ignorances, ses sécheresses; la piété à ses langueurs, ses défaillances, et surtout ses terreurs. Enfin j'ajoute que la vie contemplative peut ne pas être absolument approuvée, lorsqu'elle nous dispense de tout devoir envers les autres, et que pour obtenir le repos de l'âme, même dans un ordre très-élevé et très-délicat, elle sacrifie les affections naturelles, les

devoirs difficiles, et, par un raffinement. de pureté, se détache avec égoïsme de la vie et du monde auquel Dieu nous a attachés.

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Il y a encore une condition du bonheur qu'il ne faut pas négliger : c'est la durée. Un bonheur qui ne dure pas n'est que le rêve du bonheur, mais ce n'est pas le bonheur lui-même. Une mère, qui n'a vu que le sourire d'un enfant, mais qui l'a perdu avant d'entendre sa parole, a-t-elle été heureuse de cet éphémère plaisir? Ces ombres fugitives de bonheur sont plus cruclles qu'elles ne sont douces elles ont éveillé en nous des besoins et des amours, dont la déception prématurée est plus amère. A la vérité, la durée est toute relative, puisque tout doit finir; mais il y a pour chaque espèce de biens, destinés à l'homme, une durée naturelle, proportionnée à la nature humaine, et qui en est en quelque sorte la durée normale. C'est ainsi, par exemple, qu'on ne devra pas se plaindre de la fuite de la jeunesse, ni de la perte de la beauté, si l'une et l'autre ont duré ce qu'elles doivent durer d'après les lois de la nature; mais il sera permis de plaindre une jeunesse prématurément interrompue par les maux d'un âge plus avancé, une beauté fraîche et pure perdue, dans la fleur de la jeunesse, par un accident la mesure ici est donc le temps que la nature

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elle-même semble avoir fixé pour ces sortes de biens. Quant à ceux qui n'ont pas de durée fixe, tels que la possession des biens extérieurs, ou celle de la vertu, c'est un bonheur de les conserver toute la vie, et un malheur de les perdre avant le temps. C'est pourquoi les anciens disaient avec raison, qu'on ne peut savoir d'un homme s'il a été heureux avant sa mort. De là une absence de sécurité, qui prouve encore une fois combien le plus excellent des bonheurs humains est imparfait, puisqu'on ne sait qu'il a été parfait que lorsqu'il est passé. A la vérité, il est pour l'homme un moyen de garantir autant qu'il est possible l'avenir, en s'attachant aux biens les moins périssables, les moins exposés, tels qué la science, la sagesse, la vertu. Mais d'abord, ces biens eux-mêmes ne sont pas sans incertitude. Sommes-nous sûrs de ne pas perdre la raison, de ne pas succomber à des tentations qui abattront notre vertu? et puis, dans la vie la plus sage, le cœur doit avoir sa place; et le cœur ne peut jamais s'assurer de la possession perpétuelle des biens qui lui sont chers : il y aura donc toujours une part d'inconnu, et par conséquent d'imperfection dans le bonheur le plus assuré l'homme le plus envié peut être demain l'objet de l'universelle compassion. Enfin, la durée de la vie est aussi l'une

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des conditions du bonheur, puisque le bonheur n'est en quelque sorte que la vie elle-même; par conséquent, toutes choses égales d'ailleurs, la plus longue vie est en même temps la plus heureuse; et l'on peut considérer comme un mal l'interruption prématurée de la vie. Je vais même plus loin encore, et je dis que l'homme, ayant l'idée d'une durée qui dépasse infiniment la durée la plus longue d'une vie humaine, il ne peut s'empêcher de comparer l'une à l'autre, et, dans cette comparaison, il voit celle-ci comme un point à côté de celle-là. Or, pour un être qui a l'idée de l'éternité, tout bonheur qui doit finir est un bonheur incomplet, essentiellement défectueux. Pour en jouir pleinement, il faudrait renfermer son imagination 'dans les limites d'une vie terrestre; mais notre cœur et notre pensée nous entraînent vers l'éternité, même, pour donner à notre vie une signification plus haute et plus noble, il nous faut agir comme si elle était faite pour l'éternel. La présence de cette idée est donc inévitable, et par là nous force à mesurer la petitesse de notre existence, et par conséquent nous fait souffrir. Ainsi, la durée de notre vie, qui est proportionnée à notre constitution physique, ne l'est pas à l'étendue de notre pensée et de notre âme. Comme êtres organisés, nous avons assez vécu quand nous avons

et

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