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de pratiquer et d'enseigner la bonté; c'est à elle de guérir les blessures de la vie, de consoler, d'encourager, de pardonner. Il n'en est pas toujours ainsi, et trop souvent la sécheresse du cœur se cache sous les dehors les plus séduisants; c'est là un triste assemblage: car chez l'homme, au moins, il peut arriver que la hauteur et l'énergie de l'âme compensent en quelque mesure ce qui manque du côté du cœur; mais il est rare chez la femme qu'il en soit ainsi, et trop souvent la petitesse des idées s'unit à la pauvreté des senti

ments.

Il est de toute évidence qu'il faut un certain mélange de raison et de sentiment pour que la vie soit raisonnable et heureuse chez l'homme, la raison doit être tempérée par le sentiment; et, chez la femme, c'est le sentiment qui doit l'être par la raison. Il ne faut pas que l'esprit soit dupe du cœur, mais il ne faut pas que le cœur soit dupe de l'esprit : ce qui arrive lorsque l'esprit, par des raisons subtiles et des sophismes spécieux, apprend au cœur à s'endurcir et se révolter contre lui-même. Souvent nos meilleurs, nos plus naturels sentiments nous paraissent des faiblesses. Nous éprouvons une certaine honte à être bons, et il nous semble qu'il y a quelque supériorité dans une affectation de haute indifférence et de froid désintéressement

à l'égard de toutes choses. Heureux quand un de ces coups cruels, auxquels est exposée la condition humaine, ne vient pas frapper et réveiller, en le déchirant en mille morceaux, ce cœur que nous voulions vaincre et étouffer!

CHAPITRE V

LA PENSÉE

Quelque part qu'il soit permis de faire à l'imagination et au cœur, il est une vérité certaine, c'est que le gouvernement de la vie appartient à la raison, c'est-à-dire à cette partie de notre être qui discerne le vrai du faux, l'utile du nuisible, le juste de l'injuste; c'est par elle que nous apprenons à bien juger et à bien agir, et c'est là qu'est tout le problème de la vie. Les faux jugements déterminent une fausse conduite, qui elle-même provoque de nouveaux jugements aussi faux que les premiers; et, dans cet enchaînement d'erreurs de pensée ou d'action, on s'égare chaque jour davantage, loin du vrai chemin du bonheur et du bien. On peut se passer d'imagination, ou même, dans une certaine mesure, de sensibilité, mais on ne peut se passer d'un jugement droit. Je ne veux pas dire qu'il

faille préférer un bon esprit à un bon cœur; mais on peut encore être honnête, droit et juste avec un cœur froid; au lieu qu'on fera infailliblement son malheur et celui des autres avec un esprit faux.

II y a plusieurs degrés dans le bon jugement: on peut voir clair, voir vite, voir profondément. Le premier est indispensable, le second est très-utile, le troisième est un luxe qui n'appartient qu'à quelques esprits supérieurs. Comme il n'est pas rare de préférer le superflu au nécessaire, on voit souvent des esprits préférer la profondeur, ou tout au moins la rapidité à la justesse. Bien juger leur paraît une qualité trop commune et presque médiocre, et ils préfèrent se tromper d'une manière brillante que d'avoir platement raison. Je ne nie point qu'il y ait quelquefois, dans l'ordre de la pensée et de la science, des erreurs hardies qui ouvrent le chemin à des découvertes, et qui valent mieux, pour cette raison, que d'inutiles vérités; mais, dans la vie pratique, l'erreur n'est jamais utile ; et, en morale, elle est toujours funeste et condamnable. Il est trop chanceux de courir après le rare et l'extraordinaire, et, en attendant qu'il soit prouvé que nous avons du génie, le plus sûr est d'avoir du bon sens. Quant à la vivacité et la promptitude de l'intui tion, elle est assurément d'un grand avantage, et il

n'est pas très-rare de la voir unie avec un esprit ferme et judicieux. Cependant il n'en faut pas faire plus de cas qu'elle ne le mérite, et l'on a vu̟ assez souvent des esprits lents et même pesants, non-seulement plus solides que les vifs et les légers, mais allant plus loin, creusant davantage, et plus capables que ceux-ci d'atteindre à l'originalité et à la profondeur.

Au reste, la justesse, dans la vie pratique, est bien loin d'être une faculté commune et méprisable car il n'est pas aussi facile qu'on pourrait le croire de mesurer avec précision ce qui convient et ce qui ne convient pas, de proportionner ses vues au possible, de ne faire ni trop ni trop peu, de se conduire enfin avec une juste connaissance des chances de la vie, et de ne livrer à l'incertain que ce qui est sa part naturelle. Quelquefois une trop grande finesse nuit à la justesse; on se trompe en voulant jouer au plus fin, soit avec le sort soit avec les hommes on introduit dans les affaires une complication où l'on s'embarrasse soi-même le premier, et l'on échoue misérablement pour avoir trop voulu réussir. D'autres se trompent parce qu'ils n'ont fait entrer en ligne de compte dans leurs calculs que le profit et l'accroissement de leur fortune, et qu'ils ont oublié l'honneur. D'autres enfin se font un faux honneur, et sacrifient non-seulement leurs inté

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