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la vie. Car si quelque chose nous console dans nos misères, c'est cette pensée que nous sommes nés pour quelque chose de bon. « Malgré la vue de toutes nos misères qui nous touchent, qui nous tiennent à la gorge, nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer, qui nous élève 1»

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Il y a d'ailleurs deux sortes de pessimisme; et ceux qui admirent la sagesse de La Rochefoucauld comme la vraie sagesse de l'expérience, devraient y regarder à deux fois; car, l'on peut incriminer les actions humaines, ou bien la nature humaine elle-même, ce qui est très-différent. Quand j'incrimine les actions humaines, quelque sévère que je puisse être, je ne mets pas en péril les intérêts de la vertu; car si les hommes sont méchants, c'est leur faute : ils pourraient être meilleurs. Cette sorte de pessimisme est celui qui convient à tous les moralistes; car il ne faut pas flatter l'homme, et, par une fausse complaisance, le laisser se contenter du pire, quand il est capable du meilleur. Mais, remarquons-le, pour qu'un tel pessimisme soit utile et juste, il faut, en même temps que vous condamnez les actions, relever la nature humaine; car c'est seulement à la condition que cette nature soit capable de quelque chose de

Pascal, Pensées, éd. Havet, p. 25.

bon, que vous pourrez reprocher aux hommes de faire le mal. Si au contraire le fond de la nature humaine ést mauvais, et si vous ne découvrez en l'homme rien de bon, pourquoi vous étonner que l'homme soit précisément ce que le fait sa nature? S'il n'y a en lui ni bonté naturelle, ni amour des hommes, ni pitié, ni bienveillance, ni amitié, ni véracité, en un mot, aucune • affection bienveillante et désintéressée, quoi d'étonnant que l'homme ne cherche en tout que son intérêt propre? Pourquoi l'en blâmer, pourquoi même parler de ses prétendus vices avec amertume? Blâmerez-vous les loups de manger les moutons? Ils obéissent à leur nature, et il ne leur est pas plus possible d'être des moutons qu'au triangle d'être un carré. Or le pessimisme de La Rochefoucauld n'incrimine pas seulement les actions humaines, mais encore la nature humaine. Car, quoiqu'il ne dise nulle part expressément que cette nature soit mauvaise, nulle part il ne dit qu'elle soit bonne; il n'y démêle aucun bon principe, et s'il flétrit avec raison les fausses vertus, il ne paraît pas croire qu'il puisse y en avoir de véritables. On dit que relever l'homme, c'est l'enorgueillir. Nullement, car ce qu'il peut y avoir de bon dans sa nature ne vient pas de lui; mais c'est lui rendre la vertu possible, et la vie aimable. Enfin, si toutes les vertus humaines sont

apparentes, il faut conclure que la vertu est une chimère et qu'ai-je à faire alors, sinon à imiter les autres hommes? Car pourquoi ferais-je autrement qu'eux ?

Mais laissons là les misanthropes et les pessimistes, et considérons le cœur humain tel qu'il est, et non tel qu'il plaît à quelque courtisan blasé de se l'imaginer.

Les principales affections naturelles qui soient au cœur de l'homme sont les affections de famille, l'amitié, l'amour des hommes, le sentiment religieux.

C'est dans la famille qu'on voit le mieux la différence de la passion et de l'affection, en même temps que leurs affinités. Personne ne confondra l'attachement d'un fils pour son père, d'un frère pour son frère, ou pour sa sœur, avec cet attachement tumultueux et enivrant qui attire les deux sexes l'un vers l'autre, et jette quelquefois ses victimes dans d'incroyables extrémités. On distingue même très-bien dans la pratique la passion de l'amour et l'attachement conjugal, lorsque ce-` lui-ci n'est fondé que sur l'estime et une paisible amitié, s'y mêlât-il quelques mouvements des sens. Un amant considère comme une injure que l'on n'ait pour lui que de l'affection. On dit souvent que l'amour n'est pas nécessaire au mariage, et qu'il n'a besoin que d'affection; je n'examine pas si cela est vrai; mais on dis

tingue donc nettement ces deux choses. Il n'est pas impossible que ces deux sentiments coexistent à la fois et pour des personnes diverses : ce qui est très-mal sans doute, mais ce qui prouve qu'il y a deux manières d'aimer, et qu'elles ont toutes les deux leur source dans notre cœur. On les distingue mieux encore par les deux sortes de bonheur qu'elles procurent l'un, violent, agité, qui ne laisse pas à l'homme la possession de luimême, et lui fait trouver un étrange plaisir dans la douleur même; l'autre, doux et égal, qui occupe notre cœur sans l'asservir, et stimule nos facultés sans les égarer.

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Mais, quelle que soit la différence de la passion et de l'affection, il faut cependant qu'elles se tiennent par leurs racines: car nous les voyons souvent naitre l'une de l'autre et se transformer. l'une dans l'autre : tantôt l'affection en passion, et la passion en affection. Il n'est pas rare en effet de voir la passion commencer par la paisible amitié, et se cacher à elle-même sous les apparences du plus innocent commerce. Comme on est porté à croire que la passion se manifeste toujours par des tempêtes, on ne la redoute pas là où on se sent à l'abri de ses remuements et de ses violences; le cœur ne croit rien éprouver d'extraordinaire, et comme il ne bat pas plus vite que d'habitude, il se

livre sans défiance au charme d'une délicate amitié : c'est ainsi qu'il naît presque toujours dans les cœurs innocents et qu'il trompe même quelquefois les cœurs les plus expérimentés. Mais si l'intimité qui prépare l'amour est dangereuse par cela même, elle est un bien cependant, lorsque l'amour qu'elle amène est honnête et peut se changer en affection légitime : la passion ainsi préparée a bien plus de force et de profondeur; elle a plus d'avenir que celle qui naît brusquement d'une illusion soudaine. Il est fâcheux que nos mœurs de société, et, je l'avoue aussi, une prudence salutaire ne permettent pas plus souvent à de douces et honnêtes passions de naître à l'abri d'une jeune et naïve familiarité. Les mariages en seraient plus sains, plus solides et plus heureux; car combien est-il plus facile de changer en affection durable et profonde une passion sortie déjà d'une affection première, qu'une passion subite née du plaisir des yeux, et surtout que l'indifférence, sollicitée seulement par quelque instinct de jeunesse, ou quelque sordide et vaniteuse ambition!

Comme l'affection devient passion, ainsi la passion peut devenir à son tour affection. Lorsque l'affection conjugale a pris naissance dans l'inclination naturelle et non dans l'habitude, dans la passion et

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