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noble peut être ébranlée et remuée par diverses passions, mais elle ne l'est pas sans inquiétude et sans remords. Il y a, à la vérité, des passions légitimes qui n'éveillent aucun trouble dans la conscience, telles que l'amour du beau, la pitié. Mais ces sortes de passions n'arrivent pas au troisième degré que je décris en ce moment elles se meuvent dans la sphère paisible et sereine de l'âme, et elles ne pénètrent pas dans la région troublée; elles ne doublent pas le cap des tempêtes. Quelques passions excellentes et très-nobles sont cependant capables d'un emportement fatal et cruel : par exemple le patriotisme, l'amour de la liberté, le sentiment religieux; tous ces sentiments exaltés au delà d'une juste mesure, produisent les divers genres de fanatisme, c'est-à-dire la plus terrible des passions. Quoi qu'il en soit, les passions ne s'emportent pas jusque-là, sans qu'un trouble de la conscience et du devoir, une protestation des autres sentiments de l'âme ne viennent se mêler à leurs fureurs. C'est alors qu'ont lieu dans notre cœur ces beaux combats, ces mouvements que les poëtes ont si souvent et si justement comparés aux fluctuations de la mer. L'âme bouillonne et s'agite, et ne trouve pas un moment de repos; ou plutôt le repos lui-même, qui vient de la lassitude des émotions lui est à charge; elle se sent comme vide, lorsqu'elle

n'est plus agitée; elle redemande avec impatience ces troubles qui la désespèrent, ces déchirements qui la tuent. Elle ne peut se reposer ni dans le sentiment du devoir qui lui paraît froid et fade, ni dans les délices de la passion coupable, qui lui fait horreur; tantôt elle s'écrie :

Sers ma fureur, Œnone, et non pas ma raison!

Et tantôt :

Allons ferme mon cœur, point de faiblesse humaine!

Elle souffre; et elle croit volontiers qu'il n'y a pas de souffrances plus dures; et cependant elle ne voudrait pas être privée de ces souffrances; elle plaint ceux qui ne les connaissent pas; elle se demande s'ils ont vécu; elle a honte et elle est fière dans le même moment; elle croit que nulle personne n'a jamais été agitée comme elle l'est elle-même; elle se fait gloire de cette fougue de passion, mais en même temps elle rougit de ne plus se contenir elle-même, d'avoir perdu le frein de sa vie; elle se sent perdue et désarçonnée, et se croit entraînée dans un précipice sans fond.

Mais cette lutte de la passion et de la vertu finit cependant ou bien la passion l'emporte avec son cortége de fautes, de remords et quelquefois de crimes; ou bien

l'honnêteté triomphe, et l'âme qui a été éprouvée par de telles luttes, en sort plus forte, plus mâle, plus amie du bien. Je ne veux pas dire que de tels combats soient absolument nécessaires pour faire aimer la vertu; mais il est certain que celui-là connaît le mieux la misère des passions qui les aéprouvées, et la beauté de la vic honnête, qui a couru le risque un instant de la perdre. Ou peut n'avoir qu'une seule épreuve dans son existence, elle suffit pour nous révéler le sens de la vie. Mais ordinairement on passe par plusieurs épreuves de ce genre, en traversant plusieurs passions, tantôt l'ennui de la vie, tantôt l'amour, tantôt l'ambition. Quelquefois dans une âme faible et partagée, la vie tout entière est occupée à ces oscillations et à ces combats triste existence, qui, usant peu à peu les ressorts de l'intelligence et du caractère, réduit à la nullité une créature qui était faite pour quelque chose de mieux.

:

Il faut encore considérer deux cas différents : celui où la passion obtient son objet, celui où elle en est séparée, et ne peut se flatter d'y atteindre. Dans les deux cas elle est malheureuse, mais elle l'est différemment. Si elle est privée de son objet et qu'elle n'ait pas su triompher d'elle-même, elle se consume dans un morne et sombre ennui; et même dans le désespoir

du remords, elle s'écrie encore avec l'amer regret du

désir trompé :

Hélas! du crime affreux dont la honte me suit

Jamais mon triste cœur n'a recueilli le fruit.

Si elle est heureuse, si elle possède le bien qu'elle a réclamé à tout prix, arrivent alors bien d'autres épreuves : « Oh! combien je sens maintenant que rien de parfait n'a été donné à l'homme.... Je sens en moi unc ardeur indomptable qui me pousse vers toute beauté. Ainsi, je vais comme un homme ivre du désir à la jouissance; ct dans la jouissance je regrette le désir1. » La passion heureuse, à moins qu'elle ne se tourne en affection paisible et réglée, éprouve bientôt la satiété, l'ennui d'elle-même, la colère contre son objet : elle ne peut s'en séparer, et elle souffre de cet esclavage. Elle se déchire elle-même et elle fait le désespoir des autres. Avec quels traits de feu cet état n'a-t-il pas été peint par un grand saint qui l'avait éprouvé : « O Dieu miséricordieux, s'écrie-t-il, de quel fiel, dans votre bonté, vous avez arrosé ces douceurs! J'étais aimé, j'étais parvenu au bonheur le plus désiré; mais dans ce plaisir j'étais lié par des nœuds d'angoisses, et comme dé

1 Goethe, Faust.

chiré par les verges brûlantes de la jalousie, des soupçons, des craintes, des colères et des querelles. » Lorsqu'il raconte ces choses, le saint évêque le fait dans un sentiment de componction, et pour s'humilier devant Dieu. Mais quelquefois ceux-là même qui semblent croire le plus à la passion, et qui nous en ont le plus vanté les délices, se sont donné le rôle d'en raconter les misères et la triste fin.

O chantres de la passion, est-ce vous qui vous chargez de la flétrir vous-mêmes, et d'en dévoiler au public indifférent et railleur les humiliantes amertumes? Nous aurions, il nous semble, plus de respect pour elle, nous qui n'en sommes point les défenseurs, et qui croyons qu'il y a quelque chose de mieux dans la vie humaine. Oui, si une passion contraire au devoir avait atteint et blessé une fois un cœur honnête, il lui garderait encore, même après l'heure du désenchantement, cette fidélité respectueuse que l'on doit à un ami mort dont on croit avoir à se plaindre. Il tairait aux étrangers, et cacherait à la curiosité indiscrète le souvenir des heures désolées qui, par la faute de l'un ou de l'autre, ont pu succéder aux heures enivrantes. Il pardonnerait, s'il y avait quelque chose à pardonner, au souvenir de sa propre faute, et ne ferait pas du monde entier le complice de sa vengeance. Mais vous

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