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tée, rien n'a le temps d'y prendre racine, rien n'y germe et n'y fructifie; le plaisir n'y mùrit pas ce n'est qu'un fruit hâtif, maigre et sans saveur, cueilli en passant. L'effet inévitable de cet égarement est l'ennui, c'est-à-dire une vague inquiétude, qui se prend à tout sans s'attacher à rien. C'est donc le fond de notre être, et non la surface qu'il faut considérer, pour juger de notre véritable état.

Il semble à quelques-uns que le plaisir échappe à toute discussion et à toute critique. Car, peut-on contester à un homme le plaisir qu'il éprouve? Lui seul sait bien s'il le ressent véritablement, et lui seul est juge du degré et de la valeur du plaisir qu'il préfère. Et cependant il faut reconnaître qu'il y a des plaisirs vrais et des plaisirs faux, des plaisirs purs et des plaisirs impurs, des plaisirs nobles et raisonnables et des plaisirs insensés et repoussants. Dira-t-on que le bonheur se compose indifféremment de tous ces plaisirs, quels qu'ils soient? Et ne fera-t-on pas un discernement entre ce qu'il convient et ce qu'il ne convient pas d'éprouver? Chaque homme sans doute peut se tromper plus ou moins dans ce discernement, et accorder trop ou trop peu à certains plaisirs de là les dissentiments que nous avons signalés. Mais tous par le choix, même arbitraire, qu'ils veulent imposer à autrui sans

autorité, font bien voir qu'à leurs yeux tous les plaisirs ne sont pas égaux, et qu'il ne suffit pas de jouir pour avoir le droit de se dire heureux.

Il faut, ce me semble, partir d'un principe sans lequel tout s'écroule : c'est que le bonheur que nous cherchons doit être le bonheur propre à l'homme, et non le bonheur de l'enfant, de l'esclave ou de l'animal. Sans doute, l'animal qui jouit est heureux, puisqu'il éprouve le plaisir qui est conforme à sa nature. Mais l'homme qui ne jouit qu'à la manière de l'animal n'est pas heureux, lors même qu'il se contenterait de cette existence, parce qu'il ne connaît pas le bonheur humain, c'est-à-dire celui qui résulte du déploiement libre et complet de la nature humaine. S'il dit qu'il est heureux comme cela, on doit lui répondre qu'il se trompe, puisqu'il s'attache à des biens inférieurs, lorsqu'il pourrait en posséder de plus excellents. L'esclave qui jouit de la faveur de son maître et qui le domine par la corruption, peut se croire trèsheureux, et il n'est que misérable : car à la bassesse de la servilité, il ajoute la bassesse de la complaisance; il est deux fois au-dessous de l'homme; il est plus malheureux que l'esclave opprimé et persécuté, dont le cœur offensé se révolte contre l'outrage, ou dont l'âme purifiée le méprise et le pardonne.

Mais, dira-t-on, quels sont ces biens excellents dont vous parlez, et à quel titre sont-ils plus excellents, si ce n'est parce qu'ils vous paraissent tels, et qu'ils procurent à ceux qui les aiment plus de plaisirs que ceux que nous préférons? Je réponds que ce n'est pas le plaisir qui rend ces biens plus ou moins désirables et dignes d'être recherchés c'est leur valeur intrinsèque, c'est leur dignité propre. Est-il possible de méconnaître que la pensée est meilleure que la digestion, que l'action et le travail valent mieux que le sommeil et la torpeur, que la grandeur d'âme est préférable à la lâche servilité, que l'amour et la gloire ont plus de prix que l'or et l'argent? Ceux-là mêmes qui ignorent les biens les plus délicats, savent cependant qu'il y a des biens plus ou moins estimables; et ils méprisent ceux qui recherchent des biens inférieurs à ceux qu'ils ont choisis eux-mêmes. Tel homme qui ne comprend rien aux grandeurs de la contemplation scientifique ou poétique, a le sentiment profond de la dignité du travail et de l'excellence d'une activité constamment employée dans un but utile. Celui que rebutent le travail et la froide raison, préfèrera encore la passion au plaisir comme plus noble, plus profonde, plus digne de l'homme. Et enfin, parmi ceux qui n'aiment que les plaisirs des sens, celui qui saura goûter un parfum et

aimer la lumière, méprisera l'humble esclave des sens grossiers et brutaux.

Il y a donc un vrai et un faux bonheur, ou, pour parler plus exactement, il y a une échelle graduée, qui commence au plus humble des bonheurs, et conduit au plus noble et au plus parfait. Le bonheur idéal pour l'homme tel qu'il est, serait celui qui se composerait de tous ces bonheurs subordonnés les uns aux autres dans leur ordre de perfection et d'excellence. J'ajoute, qu'à aucun de ces degrés le bonheur ne se confond avec le plaisir, et que sa vraie source est dans l'exercice de nos facultés et le déploiement des forces de notre être.

Il ne suffit pas cependant, que l'homme déploie ses facultés pour être heureux. Il faut qu'il les déploie librement et sans obstacle, ou tout au moins qu'il ne sente d'obstacle que juste ce qu'il en faut pour avoir le sentiment vifde son activité. Lorsque cette activité est arrêtée, froissée, opprimée par les choses extérieures, ou encore lorsque les différentes forces de notre âme se combattent entre elles et se nuisent les unes aux autres, l'âme souffre, et cette souffrance, qui n'est pas incompatible avec le plaisir, l'est cependant avec un bonheur pur et sans mélange: l'absence de douleur, c'està-dire le calme, la paix, le repos, voilà pour tous

les hommes l'achèvement nécessaire d'une vie heureuse; c'est l'état qu'ils recherchent comme la fin de leurs agitations et de leurs travaux, et qui même quelquefois, mais trop rarement, accompagne l'exercice de l'activité.

Le bonheur, dans son idée absoluc, se compose donc de deux conditions: d'une part, l'activité intérieure, le développement de notre être à tous ses degrés; de l'autre, l'harmonie, l'équilibre de nos facultés ; c'est un composé d'activité et de paix, de mouvement et de repos. Mais de ces deux conditions, la seconde, à savoir la satisfaction paisible et harmonieuse de toutes nos facultés, n'est pas de ce monde, ou n'y est que passagère et très-incomplète. Quand même l'homme trouverait la paix au dedans de lui-même par la sagesse, il la verrait bientôt détruite par la rencontre des choses extérieures le bonheur parfait est donc une chimère icibas; et le seul auquel il nous soit permis d'atteindre est un bonheur disputé et combattu, où les joies de l'action l'emportent sur les plaisirs du repos, et où la douleur a nécessairement sa place. Il peut même arriver, tant la douleur est liée à notre être, que pour atteindre un plus haut degré de perfection, condition d'un plus grand bonheur, l'homme soit obligé de supporter plus de souffrances, et qu'il soit à la fois plus

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