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J'applaudis rétrospectivement à cet effort ingénieux de l'ancien président au Parlement de Bordeaux pour mettre en relief les distinctions qu'il établissait entre notre ancienne constitution et le despotisme. Mais en réalité, les juridictions seigneuriales et ecclésiastiques de l'ancien régime n'étaient pas des obstacles au pouvoir royal; le Parlement n'était pas un véritable corps politique; et un dépôt des lois qui pouvait être aisément forcé ne représentait pas la plus petite immixtion du pays dans la confection de la loi elle-même.

Aussi, plus sévère que Montesquieu, d'Argenson disait-il, après avoir constaté la désuétude de la convocation des Etats Généraux: « A cette assemblée tumultueuse a succédé l'aigreur importune des Parlements sédentaires, qui montrent seulement aux peuples qu'ils sont esclaves, sans diminuer en rien le poids de leurs chaînes. >>

La puissance des mœurs, celle de l'honneur français, enfin la vivacité d'une opinion publique intelligente prêtaient, il est vrai, certaine force aux garanties imparfaites de notre constitution politique antérieure à 1789. Mais au fond ces pouvoirs intermédiaires et ce Parlement, investi d'un droit équivoque, n'étaient que les vaines images de l'ancien pouvoir des Etats Généraux représentant le pays. Au retour de cette dernière puissance, les ombres s'évanouissant ne devaient laisser que le regret du vide qu'elles avaient paru remplir, et de l'immensité des aspirations qu'elles laissaient à satisfaire.

Je n'entends pas dire, en résumé, que Montesquieu n'ait été à un certain degré fondé, comme Bossuet, à

distinguer le despotisme de la monarchie de son temps. Je crois seulement qu'il a mis un peu de diplomatie, d'amour-propre ou, si l'on veut, de patriotisme à accentuer la différence. Dans un pays et dans un siècle de monarchie représentative, je demande donc à être absous d'avoir compris et étudié sous le même titre toutes les monarchies qui n'ont pas de contre-poids légaux efficaces.

La limitation sérieuse de la monarchie commence, en effet, seulement avec l'isolement du pouvoir législatif, et avec sa constitution dans un corps indépendant des conseils du souverain. C'est ce que nous nommons la Monarchie représentative, gouvernement dont nous étudierons plus loin les conditions et les formes essentielles.

Le domaine de la monarchie proprement dite ainsi délimité, il me reste peu de chose à dire des causes de destruction qui la menacent.

La monarchie absolue a deux sortes d'ennemis. Il en est qui troublent son existence; ce sont les conspirations d'intérieur, les révoltes de prétoriens, les empiétements des maires du palais et des ministres (') qui surprennent ou exploitent la confiance de leurs maîtres. Comme la force établie est le principal ressort de la monarchie absolue, les déplacements accidentels de la force peuvent l'ébranler ou la faire changer de mains.

(1) Le ministre (peiswah) du roi des Mahrattes, autrefois nation puissante dans l'Inde, s'est rendu, dit lord Brougham, souverain héréditaire en tenant le roi dans un état civil d'esclavage. Political Philosophy, I, p. 78.

Mais le pouvoir monarchique absolu, dans les temps modernes, a un autre ennemi plus persévérant, plus constant dans sa marche, et plus assuré de son succès définitif, c'est la civilisation qui tend sans cesse nonseulement à le tempérer et à l'adoucir dans son exercice, mais encore à constituer autour de lui des garanties qui deviennent des contrepoids, et qui font enfin remplacer tôt ou tard la monarchie pure par la monarchie représentative, formule la plus commune des gouvernements mixtes, au moins dans le monde moderne.

CHAPITRE TROISIÈME.

DE L'ARISTOCRATIE.

Si l'étymologie d'un nom politique pouvait faire la fortune de l'élément auquel ce nom s'attache, l'aristocratie eût été incontestablement le gouvernement le plus parfait et aussi le plus répandu du monde. Interprêtée dans le sens de la domination des meilleurs, elle eût semblé le gouvernement par excellence.

Mais l'aristocratie a toujours, en fait, désigné le gouvernement des plus puissants plutôt que celui des plus vertueux; et elle n'a de rapport avec la vertu qu'autant que celle-ci, par un lien certain dans son principe, mais fort élastique, fort indirect et fort variable dans ses applications, compliquées d'autres éléments, peut conduire à la richesse et à la puissance (').

L'aristocratie se présente assez naturellement à l'esprit comme le gouvernement des supériorités sociales ;

(1) Le gouvernement des plus puissants ne peut guère subsister longtemps s'ils ne sont aussi les meilleurs. La vertu seule peut inscrire solidement sur les portiques d'une aristocratie la fière maxime rappelée par Burke :

Stat fortuna domuş el avi numerantur avorum !

ce serait sa définition à l'état pur. Mais comme une des principales propriétés de l'aristocratie a été de se combiner à diverses époques avec le gouvernement monarchique, elle n'a habituellement constitué à l'égard de celui-ci qu'une puissance inférieure de telle sorte que la situation de l'aristocratie doit trèssouvent être considérée sous un double aspect différent, suivant qu'on envisage ce qui la domine ou ce qui est placé au-dessous d'elle.

:

Comme ressort d'un gouvernement monarchique, l'aristocratie a une attitude en quelque sorte double. Elle agit à l'égard des classes inférieures comme une réunion de petites souverainetés, et elle en a souvent emprunté le prestige, les airs et les vanités (). Dans ses rapports avec le pouvoir monarchique supérieur, l'aristocratie agit au contraire comme une petite démocratie (2) et en reflète souvent les passions (3). Elle

(') L'aristocratie a souvent imité le faste relatif des titres de la royauté, et si elle n'a pu jamais prétendre aux expressions de Sire et de Majesté, elle a cherché à s'en rapprocher. Les lords d'Angleterre sont cousins du Roi. Récemment le 14° comte de Derby s'est couché dans la tombe.

Karl Morell, dans son volume intéressant sur Bonstetten (p. 119), parlant de la souveraineté de l'aristocratie bernoise dans le canton de Vaud, dit que « l'on se tournait avec humilité vers les gracieux, hauls, puissants et élevés seigneurs, on se courbait profondément devant leurs trônes, on élevait leur gloire beaucoup plus que les Romains ne le firent jamais de celle de César. »

Sur l'organisation de l'aristocratie bernoise on peut consulter l'Histoire du peuple Bernois, par Herzog, t. II.

L'aristocratie vise à être une monarchie à plusieurs têtes. Si en Angleterre elle a peu développé les distinctions honorifiques des décorations, c'est probablement parce qu'elle préfère les distinctions héréditaires aux honneurs nécessairement viagers.

(2) Revue contemporaine du 15 décembre 1861, p. 418.

(3) L'ostracisme à l'égard des hommes supérieurs a été souvent

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