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Je l'avoue donc, pour les personnes placées dans cette troisième catégorie, je n'ai pas de conseils à hasarder, ou si j'en avais, ce serait celui de comprendre la nécessité d'en sortir, si elles veulent s'occuper sé– rieusement de la science politique. Libre à elles d'y rester, si elles ne veulent faire que de l'art et quelquefois de l'art profitable. Libre à elles enfin de concilier, si elles le peuvent, les aspirations contradictoires du personnage tragique abandonné à la douce espérance:

...

Que, dans le cours d'un règne florissant,

Rome soit toujours libre et César tout-puissant!

Qu'on ne me reproche pas, cependant, d'offrir des conseils à tous, sans marquer en rien quels sont les hommes dont je suis le moins éloigné, et auxquels je craindrais le plus d'avoir oublié de tracer l'avis nécessaire.

Je respecte et je pratique la constitution actuelle de mon pays. Cette constitution, rédigée en des jours difficiles, avec des vues conciliantes et élevées, me paraît utile à l'éducation des masses, pourvu qu'elle ne soit pas trop rapidement transformée, et il y a lieu de désirer sa durée et son perfectionnement sans brusques secousses. Nul n'ignore, toutefois, que les gouvernements changent quelquefois par la force presque mystérieuse des circonstances, ou plutôt par la faute des hommes, combinée avec l'antagonisme latent des principes. Ce que je désire et ce que j'espère, en tout cas, de mon pays, un jour, c'est cette aptitude à s'entendre avec lui-même qui assure les changements et les progrès réguliers, et qui éloigne les révolutions violentes. Si les partis, dont j'ai dû plus haut distinguer les tendances, doivent se

trouver parfois opposés, il me semble qu'il doit y avoir entre eux comme un vaste domaine commun de patience, de bonne foi, de travaux appliqués à des questions neutres, domaine dans lequel leurs efforts pour le bien public doivent souvent se confondre.

L'éducation des masses dans le sens le plus social et le plus étendu ; l'instruction economique et politique en particulier, au degré élémentaire comme au degré élevé; les idées religieuses et morales considérées comme sources de patience, de calme et de persuasion, préférées toujours à la violence; le progrès des sentiments de justice dans toutes les branches de la législation, progrès qui ne peut s'accomplir que par la solution d'une série de problèmes législatifs secondaires : tels sont les premiers besoins de notre situation.

S'il fallait dire toute ma pensée sur l'éloignement qui nous sépare, soit d'une monarchie vraiment libre et stable à la fois, soit d'une république, je trouverais peut-être que nous sommes à une certaine distance et de l'une et de l'autre.

Mais, dans les agitations de la mer, le navigateur battu par les flots ne demande pas à la fortune de lui donner des rivages fleuris, réalisant tous les rêves de son imagination. Il dirige le gouvernail vers la plage la plus voisine, et cherche avant tout un port, où il puisse regarder sans crainte les menaces de l'élément dont il veut éviter les fureurs.

L'homme politique est souvent dans le même cas, et le meilleur conseil qu'il puisse habituellement adresser à ses concitoyens est de conserver, en l'améliorant sans relâche, le gouvernement que les antécé

dents de sa nation lui ont préparé et mérité (1). Le présent, établi dans des conditions acceptées par les esprits modérés et justes, est donc la base nécessaire des progrès et même des transformations pacifiques de l'avenir; et je crois sous ce rapport pouvoir terminer cet Essai, en citant aux esprits les plus impatients de changements les réflexions impartiales qu'écrivait, il y a vingt-cinq ans, un homme politique éclairé par une longue étude des sociétés européennes, réflexions auxquelles un quart de siècle écoulé n'a pas ôté tout leur poids.

« La question de savoir: si la nécessité d'un pouvoir excessif ayant une existence entièrement indépendante du peuple peut cesser d'être évidente, dans l'état de choses vers lequel sont tournés nos regards, constitue un problème très-délicat. Les dépenses que ce pouvoir entraîne sont énormes, ses inconvénients nombreux; il expose à de graves hasards; tous désavantages beaucoup plus clairs que sa nécessité. Si les peuples sont, en effet, à tous égards capables de choisir leurs représentants, pourquoi ne le seraient-ils pas également de choisir leurs magistrats suprêmes, dans l'ordre de

(1) La Bruyère et Ferguson ont été plus loin en considérant d'une manière absolue le gouvernement existant comme le meilleur pour un peuple. << Quand l'on parcourt, a dit La Bruyère, sans la prévention de son pays, toutes les formes de gouvernement, l'on ne sait à laquelle se tenir; il y a dans toutes le moins bon et le moins mauvais. Ce qu'il y a de p'us raisonnable et de plus sûr, c'est d'estimer celle où l'on est né la meilleure de toutes, el de s'y sou mettre. » (Caractères. Ch. X, Du Souverain ou de la République.) L'auteur de l'article sur Spinosa, dans la Biographie univreselle, attribue la méme doctrine à ce philosophe solitaire, ami cependant des frères de Witt. Etait-ce le corollaire du panthéisme de l'écrivain hollandais?

406 DE LA MEILLEURE FORME DES GOUVERNEMENTS

choses, républicain démocratique, ou au moins démocratique-mixte, où ce pouvoir leur sera confié, et vers lequel paraissent tendre les Sociétés modernes? Si tous les essais de gouvernement républicain tentés jusqu'ici dans les vieilles sociétés ont mal tourné, c'est que les peuples avaient été appelés à remplir les difficiles devoirs du self government sans avoir reçu l'apprentissage préalable de la science politique et de la sagesse pratique. L'insuccès de pareilles tentatives était donc inévitable, et il a été complet; mais il ne prouve nullement qu'une vieille société ne puisse être gouvernée démocratiquement. La possibilité d'un tel résultat dépend absolument des progrès faits par les peuples, progrès qui ont commencé sans doute, mais qui demanderont bien du temps pour s'achever. Dans l'état actuel de la société, un pouvoir exécutif héréditaire, quelque coûteux qu'il puisse être, à quelques éventualités qu'il puisse exposer, est donc absolument nécessaire. Il est notre seule sauvegarde contre des charges autrement écrasantes, contre des périls autrement redoutables que ceux auxquels il soumet notre système politique (1).

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(') Lord Brougham. Sketches: Principles of democratic and of mixed government, ch. XX.

ÉPILOGUE

CONSIDÉRATIONS SUR L'HISTOIRE DU SECOND EMPIRE ET SUR LA SITUATION ACTUELLE DE LA FRANCE (1).

Nous avons publié nos Principes en janvier 1870; et il nous semble parfois qu'une sorte de déluge a passé depuis lors sur notre pays.

Dès cette époque, nous nous demandions quelquefois si nous ne vivions pas au milieu de ruines prochaines. Et aujourd'hui nous pouvons dire: Eliam hæc periere ruina!

Un de nos livres sacrés nous représente le Juste dans l'infortune, recevant de la sévérité de ses amis moins de consolations que de reproches.

Ce n'est pas une attitude semblable que nous voudrions ni aurions le droit de prendre au regard des épreuves de notre patrie. Cependant, il nous a semblé qu'un examen sans faiblesse des causes de nos malheurs récents et un aperçu des nécessités générales de

(1) Cet écrit a été publié en quatre éditions successives, sous un anonyme transparent, de 1871 à 1873. Nous lui laissons sa forme générale, en le complétant d'aperçus et de détails nou

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