Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE CINQUIÈME.

DES GOUVERNEMENTS MIXTES (').

Si l'on recherchait des gouvernements dans lesquels les forces politiques fussent exactement pondérées, de manière qu'aucune d'elles ne fût dominante, il faudrait probablement renoncer à l'expression qui fait le titre de ce chapitre, regarder le gouvernement mixte comme une chimère, et s'écrier avec Tocqueville : « Il n'y a pas, à vrai dire, de gouvernement mixte (dans le sens qu'on donne à ce mot), parce que dans chaque société on finit par découvrir un principe d'action qui domine tous les autres (2). »

D'un autre côté, cependant et à l'inverse, très-rigoureusement parlant, presque tous les gouvernements

(1) Je n'ai point intitulé ce chapitre : Des Gouvernements représentatifs, par diverses raisons, et notamment parce que, pour certains auteurs, cette expression ne désigne pas la monarchie représentative, mais plutôt une république dans laquelle le gouvernement n'est pas exercé par les masses. Tel me paraît être le gouvernement représentatif, objet de l'ingénieux ouvrage de M. Stuart Mill. Qu'on lise à cet effet le ch. xiv consacré à l'Exécutif; il me semble qu'il s'agit d'un Exécutif républicain.

(2) De la Démocratie en Amérique, ch. xv, p. 304 (édition de 1850).

tempérés, dans les siècles de civilisation, peuvent être regardés comme mixtes.

La monarchie du temps de Montesquieu, ainsi que nous l'avons reconnu, n'était pas, bien qu'absolue, une monarchie complétement despotique, en ce sens que dans les Parlements certaines grandes existences, aristocratiques, nobiliaires, ecclésiastiques, bourgeoises, pouvaient apporter au pouvoir royal quelques faibles contre-poids.

L'opinion publique, guidée par une littérature brillante, opposait aussi, comme on l'a fait observer, le tempérament de l'épigramme ou de la protestation aux actes trop arbitraires ou trop vexatoires du pouvoir central.

Les démocraties des petits cantons de la Suisse sont, dans la forme, des démocraties pures; mais certaines influences aristocratiques et cléricales en modifient, ou du moins en modifiaient, il y a peu d'années, le caractère, et ne permettaient pas à des idées ou à des influences purement démocratiques d'y régner sans mélange.

Quels sont donc les gouvernements dont nous avons à nous occuper surtout dans ce chapitre, sous le titre de Gouvernements mixtes?

Ce sont ceux dans lesquels la pluralité des forces politiques est organisée, et qui, malgré l'inégalité possible de puissance entre les éléments qui y sont combinés, sont en quelque sorte mixtes de droit comme de fait.

De pareils gouvernements se rencontrent rarement au berceau des sociétés; ils sont plutôt le résultat du

travail des siècles et la conséquence du développement d'intérêts successifs. Les plus grands types que nous connaissions en ce genre, sont la République romaine dans l'antiquité, et de nos jours les monarchies représentatives.

Parmi les circonstances qui séparent cependant le plus les gouvernements mixtes de l'antiquité de ceux des temps modernes, figure le caractère fondamental de ces derniers Etats, qui est de combiner avec la pluralité des forces politiques, et notamment avec le principe de la monarchie héréditaire, le mécanisme de la division des pouvoirs signalée par Montesquieu, comme la base de la liberté publique ('). Cette division est, en effet, au

() Voici en quels termes il s'exprime dans l'Esprit des Lois, liv. XI, ch. vI : « Tout serait perdu si le même homme ou le même corps des principaux, soit des nobles, soit du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs celui de faire des lois, celui d'exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers. »

La division des pouvoirs peut exister sous des constitutions aristocratiques et démocratiques. Cependant elle nous paraît moins se concilier avec toute constitution d'un caractère très-prononcé qu'avec les constitutions mixtes. Ainsi la république de Venise n'offrait pas une image véritable de la division des pouvoirs. « A Venise, disait Montesquieu, le Grand-Conseil a la législation, le Pregadi l'exécution, les Quaranties le pouvoir de juger. Mais le mal est que ces tribunaux différents sont formés par des magistrats du même corps, ce qui ne fait guère qu'une même puissance. (Liv. XI, ch. vi.)

>>

On sait qu'en Angleterre la Chambre des Lords a des pouvoirs judiciaires, et les juges de paix de la Grande-Bretagne cumulent des attributions judiciaires, administratives et presque représentatives dans la sphère des affaires locales. Sous ce rapport, quoique Montesquieu se soit inspiré de la constitution d'Angleterre dans ce qu'il a écrit sur la division des pouvoirs, instruite par un

milieu des nuances très-diverses de son application ('), une garantie contre le despotisme du pouvoir exécutif, puisque ce pouvoir est contenu par des lois émanées d'un autre pouvoir, ordinairement sorti de l'élection du pays, et par les décisions d'une justice indépen

tel maître, la France a égalé, avec des différences qui paraissent se compenser, le modèle qu'il indiquait à son imitation.

Le principe de la concentration des pouvoirs, que Montesquieu reprochait aux républiques d'Italie, s'est perpétué de nos jours dans les démocraties représentatives de la Suisse, et je renvoie les lecteurs, désireux d'approfondir ces détails, au ch. v du liv. III de la Démocratie en Suisse, par M. Cherbuliez, chapitre consacré à l'omnipotence du Grand-Conseil : « Ce corps, écrivait l'auteur en 1813, est le véritable souverain de fait; c'est de lui qu'émanent ou sont censés émaner tous les pouvoirs dont la constitution ne lui attribue pas expressément l'exercice. » Constitués ainsi par les assemblées législatives de la Suisse, les Conseils exécutifs n'ont qu'un vote suspensif, et encore dans certains cantons seulement (Cherbuliez, t. II, p. 37).

Tocqueville rapporte qu'aux Etats-Unis aussi le Sénat donne son avis sur la nomination des membres de la Cour suprême (ch. VIII). Enfin, dans ce même pays, la loi du 2 mars 1867 contient la disposition suivante : « Lorsqu'un des fonctionnaires désignés ci-dessus (il s'agit des membres du Cabinet) sera reconnu coupable par le président, par des preuves jugées par lui suffisantes, de crime ou de faute dans l'accomplissement de ses fonctions, ou bien lorsque, par une raison quelconque, il sera devenu incapable de remplir ses fonctions, dans ce cas, et dans nul autre, le président pourra suspendre ce fonctionnaire et désigner une autre personne pour remplir provisoirement les devoirs de sa charge, jusqu'à la prochaine réunion du Sénat et jusqu'à ce que le Sénat ait prononcé. » (V. Moniteur du 2 septembre 1867.)

(') La séparation des pouvoirs est admise dans la constitution anglaise comme dans la nôtre; mais elle est entendue d'une manière tout à fait différente.

Le pouvoir judiciaire, véritable représentant de la légalité, y est plus puissant qu'en France.

Les précautions les plus grandes ont été prises pour que ses re· présentants fussent à l'abri des tentations même de l'avancement.

L'administration est justiciable des tribunaux aussi bien que le

dante, donnant à ces lois la sanction de ses arrêts souverains.

Il y a eu dans l'antiquité des essais variés de gouvernements mixtes, et la royauté de Sparte a été notamment considérée sous cet aspect par plusieurs écrivains.

Le seul grand gouvernement auquel on puisse toutefois donner dans l'antiquité le nom de gouvernement mixte est à nos yeux, comme nous venons de le dire, celui de la République romaine, considérée non comme ayant appliqué le principe de la division des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, qu'elle méconnaissait à plusieurs égards, mais comme ayant réalisé, à divers moments, une véritable pondération d'aristocratie et de démocratie. Quelques écrivains ont même cru trouver dans le consulat romain la représentation d'un élément monarchique mêlé à cette constitution fameuse (). Telle paraît avoir été à peu près l'opinion de Machiavel sur le gouvernement romain (2).

plus modeste des particuliers. Rien de pareil à notre article 75 de la constitution de l'an VIII.

Une autre branche de la force exécutive, l'armée, est à la fois peu nombreuse, commandée par des officiers représentant en quelque sorte des classes indépendantes et parlementaires, ce à quoi la vénalité des grades même contribue; mais encore chaque membre de l'armée est responsable devant les tribunaux de tous ses actes, même commandés, envers les citoyens. (V. à cet égard Michel Chevalier, Revue des Deux-Mondes du 1er décembre 1867, p. 540 à 544.)

(1) Troplong, Revue Contemporaine du 15 mai 1863, p. 7. (2) V. Bluntschli, Geschichte des allgemeinen Staatsrechtes,

p. 13.

« PreviousContinue »