Page images
PDF
EPUB

Là, des habitudes de colonisation ont fourni, au prix de dures séparations, une issue régulière aux éléments en excès dans la famille et dans la société. Le calme intérieur de l'Etat et l'union de ses membres ont paru s'entretenir par la force des ramifications du dehors.

Ici, au contraire, la concurrence, enfermée pour ainsi dire dans le champ clos fatal d'un territoire chéri, a perpétué les rivalités de familles, de classes, de partis. L'esprit de division a déchiré les patrimoines, dispersé les foyers, scindé et armé réciproquement les opinions, brisé la hiérarchie et imprimé au sentiment national la direction démocrtique.

Voilà l'esquisse des causes qui, suivant moi, doivent ajouter à celles qu'a relevées Delolme, pour expliquer ce que j'appellerai le cours et le volume différent de deux fleuves, descendus à peu près du même sommet.

CHAPITRE QUATRIÈME.

DE LA DÉMOCRATIE.

Dans tout Etat, il existe au-dessous du chef ou des principaux citoyens une masse d'hommes, ayant pour elle l'avantage sous le rapport du nombre, et le désavantage sous celui de la fortune et de l'instruction. Cette masse peut vivre absolument passive et soumise, ou exercer une certaine influence sur les affaires publiques, ou même les gouverner d'une manière prépondérante.

L'expression de démocratie ne trouve son occasion et sa place que dans les deux dernières hypothèses. Dans l'une d'entre elles, il y a un élément démocratique inhérent à la Constitution; dans l'autre, la démocratie indique la nature du gouvernement luimême.

Il semble que la démocratie se rencontre sous deux formes dans l'histoire. Il y a celle des sociétés pauvres et dans l'enfance, où cette forme politique résulte de l'absence de tout élément supérieur dans la société. C'est la démocratie qui paraît exister dans les cantons primitifs de la Suisse : c'est elle qui a été remplacée

par l'aristocratie, à Venise, par exemple, et qui n'a d'autre fondement que la faiblesse et la dissémination de l'autorité. On peut dire de cette forme rudimentaire de la démocratie qu'elle a moins besoin d'explication que la monarchie ou l'aristocratie: car elle repose jusqu'à un certain point sur l'absence de toute organisation politique, dans une situation de faiblesse qui notamment, suivant un historien occupé à la constater, dans la république italienne que nous venons de citer, «< maintenait la liberté, mais compromettait l'indépendance nationale ('). »

Outre cette démocratie rarement observée dans certaines sociétés rudimentaires, nous avons sous les yeux le type plus répandu de la démocratie naissant des sociétés mûres et avancées (2), dans lesquelles des masses longtemps gouvernées s'émancipent de leurs liens, et s'élèvent à l'activité politique et à l'influence. C'est principalement de celles-ci que nous pensons avoir à nous occuper.

Les causes qui font passer les masses de l'inertie au pouvoir sont l'intelligence, l'accord de leurs membres, l'ambition.

Sans une certaine intelligence, la multitude est incapable de comprendre les affaires publiques, et d'en disputer la direction aux individualités supérieures (3).

(') Daru, Histoire de Venise, t. I, p. 47.

(2) Lord Brougham n'admet la démocratie que sous cette forme dérivée. Ch. 11, des Principles of democratic and of mixed government, p. 233 du volume intitulé Historical Sketches. Paris, 1844.

(3) L'histoire des Gracques montre la démocratie romaine privée

Sans accord, il est impossible au nombre de constater sa force et le but de son intervention politique.

Sans ambition, la conscience de la force matérielle est inutile, et les masses subissent l'ascendant des classes élevées.

Quand l'Etat est moindre, quand il est renfermé dans une cité, l'émancipation de la démocratie est d'autant plus facile dans les divers éléments que nous venons de distinguer (').

Les affaires publiques étant plus simples, la masse des citoyens est plus à portée de les pénétrer. Tel est le cas des intérêts municipaux que les habitants les moins intelligents peuvent apprécier souvent d'une manière. presque aussi complète que les hommes les plus instruits, peut-être même d'une façon plus complète, s'il s'agit d'intérêts minimes aboutissant aux faits dont l'ouvrier ou le petit agriculteur ont dans les localités rurales une connaissance plus intime que l'homme adonné aux professions libérales.

L'accord des citoyens rapprochés dans l'enceinte d'un territoire restreint s'opère d'un autre côté sans obstacle, et l'ambition du gouvernement devient chez les masses le corollaire naturel des faits qui précèdent, Aussi le berceau de la démocratie civilisée a-t-il ét é

de ses chefs par la ruse et les manœuvres habiles des patriciens. Sur les détails de cette histoire, voyez l'ouvrage d'Hegewisch, Geschichte der Gracchischen Unruhen. Hambourg, 1801. Les vertus, les malheurs, les fautes des deux tribuns, les regrets du peuple de les avoir abandonnés y sont retracés avec une grande impartialité, p. 106 et 178 notamment.

(1) Lord Brougham développe cette considération dans le ch. 1II de ses Principles of democratic and of mixed government.

dans ces îles, ces golfes, ces montagnes de la Phénicie ('), de la Grèce et de l'Italie, qui ne comportaient pas, comme les plaines du continent asiatique, l'établissement de vastes empires (2). Les villes surtout s'éveillent plutôt à la démocratie que les campagnes (3).

Parvenues à la prépondérance, ce qui constitue la démocratie, les masses populaires impriment au gouvernement qu'elles dirigent des caractères particuliers, dont l'étude a pour le monde moderne, influencé par l'idée chrétienne de l'égalité des hommes (*), l'importance la plus caractérisée.

(') « Vraisemblablement les Grecs ont eux-mêmes tiré de la Phénicie leurs institutions municipales qui ont toujours quelque chose de républicain. » Hegewisch, Sur les colonies grecques depuis Alexandre. Altona, 1811, p. 185. (V. ce que dit le même auteur sur la République de Palmyre, p. 169 et suiv.)

(2) Sudre, Histoire de la souveraineté, p. 521.

(3) On prétend, dit Ferguson, dans son Histoire de la Société civile, que Thésée, roi d'Attique, rassembla dans une seule ville les habitants de ses douze cantons; c'était le moyen le plus efficace pour accélérer la chute de la puissance souveraine et former en démocratie ce qui faisait auparavant des membres séparés de sa monarchie (p. 355). Lord Brougham, dans l'un des chapitres (ch. ) de ses Principes du gouvernement démocratique et du gouvernement mixte, a très-bien montré que le principe démocratique ne peut être appliqué dans toute sa pureté que dans un petit Etat. Dans le chapitre précédent, il a donné quatre raisons de la plus grande propension des villes que des campagnes pour les institutions démocratiques: 1o la classe des négociants et marchands est indépendante, hostile au pouvoir absolu, et désireuse de posséder l'influence prépondérante; 2° l'agglomération des citoyens dans les villes appelle l'attention de tous sur les affaires publiques et permet plus difficilement d'exclure du gouvernement une partie d'entre eux; 3o la proximité des habitations et les relations journalières facilitent l'entente des citoyens et leur résistance à l'arbitraire; 4° les assemblées populaires sont plus faciles à réunir. (*) Sur les rapports de l'idée chrétienne avec l'idée démocratique,

« PreviousContinue »