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l'on avait fait des recherches extraordinaires après moi; que l'on avait visité toutes les maisons du voisinage de l'inquisition; que l'on avait fait faire serment à tous les habitants de ces maisons, pour tirer d'eux quelque connaissance de mon évasion; que sa servante et lui avaient été du nombre, et qu'ils avaient juré l'un et l'autre qu'ils ne savaient ce qu'on leur voulait dire. Enfin, il ajoutait que le surlendemain de mon départ, l'on avait brûlé la malheureuse créature que j'avais vu si cruellement tourmenter dans le souterrain, ainsi que vingt-deux autres personnes de tout sexe, de tout âge, de toute condition, sans compter ceux qui furent fouettés et condamnés à une prison perpétuelle, ou aux galères pour toute leur vie.

Quoique le capitaine m'eût promis de me rendre tous les services qui dépendraient de lui, si je me déterminais à demeurer à Londres, je ne sus d'abord si je devais me fixer dans cette ville ou ailleurs : tantôt je voulais aller demeurer à la campagne, tantôt dans quelque bourgade du nord de l'Angleterre, et partout je trouvais les mêmes difficultés pour subsister: j'avais l'ame trop haute pour me résoudre à chercher une condition; et je ne possédais aucun talent, je ne savais aucun métier.

Cela seul aurait fait le malheur de ma vie. Mais le souvenir de mes aventures passées, mes réflexions continuelles sur la vie humaine, mettaient le comble à mes maux. «< Est-il possible, m'écriais-je quelque

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«fois, que je sois né homme, que je sois né pour « être aussi malheureux que je le suis! J'ai passé ma jeunesse aux études; et malgré toutes les peines « que j'ai prises, malgré le fouet qu'on me donnait régulièrement toutes les semaines, je suis sorti « du collége aussi sot que j'y étais entré. Je m'étais « mis dans la tête que les ignorants ont toujours « tort, et je crus que les savants avaient toujours << raison: mon Compère était de ces derniers, je <«< suivis ses conseils, sa personne; je menai avec « lui une vie errante et infortunée, jusqu'à ce qu'après avoir vu sa philosophie échouer dans les dé«serts de la grande Tartarie, je vins faire naufrage << avec lui et mes autres compagnons sur les côtes « de l'Espagne occidentale.

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Ayant eu le bonheur d'échapper de ce naufrage, je crus que le destin, las de me poursui<< vre, allait mettre fin à mes maux : je pris le parti << de me retirer dans ma patrie, d'y aller vivre et << mourir dans la religion de mes pères; mais j'é་ prouvai en route que les ministres de cette religion sont dans certains endroits des tyrans exé<«< crables; un honnête homme m'apprit ensuite qu'ils étaient ailleurs des imposteurs odieux, et toujours prêts à devenir tels que ceux que j'ai vu << tourmenter si cruellement les innocents; il m'apprit enfin, que le pays que je croyais être le plus << heureux pays de la terre, ne valait pas mieux que « les autres.... O mon Compère, mon Compère !

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« vous aviez bien raison de dire que les sociétés ci« vilisées étaient le réceptacle de toutes les erreurs, «de tous les vices et de tous les maux; c'est bien dommage que vous en ayiez conclu qu'il en était << tout autrement chez les sauvages! »

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Cependant, comme il fallait que je vécusse enfin, dans cet état de société, quelque dépravé qu'il fût, je résolus de chercher les moyens d'y vivre le moins malheureux qu'il me serait possible; et comme je demeurais dans une chambre voisine de celle d'un vieillard Français, vivant isolé, paisible, dont l'occupation journalière était de copier de la musique, et pour lequel j'avais conçu beaucoup d'estime, quoique je ne lui eusse parlé que deux ou trois fois, je fus un jour trouver cet homme; je lui contai mes aventures, je lui exposai mes chagrins, mes soucis, et il me tint le discours suivant.

CHAPITRE V.

Discours du vieillard Français.

; et

MON ami, je n'ai point tant voyagé que vous les malheurs que j'ai essuyés dans le printemps de ma vie, ne sont pas moins nombreux, ni moins cruels que les vôtres. Mais ces malheurs m'ont appris à vivre aujourd'hui aussi tranquille, aussi heureux que l'homme puisse l'être. J'ai appris par eux que l'on n'était malheureux dans la société, qu'autant qu'on tenait à elle par son état, par sa condition, et par ses opinions.

Je ne suis point né assez riche pour tenir à cette société par le rang, les charges ou les emplois. Je suis le fils d'un simple artisan, qui me fit étudier, croyant faire de moi ou un prêtre, ou un médecin, ou un avocat. Mais lorsque je fus en âge de discerner la nature de ces états, je trouvai au-dessous d'un honnête homme de les embrasser l'un ou l'autre, et je quittai les études. Alors je résolus d'ap prendre le métier de bonnetier, et je me mis chez un maître. Au bout de sept ans d'apprentissage et de patience de toute espèce, je fis mon chef-d'œuvre; il fut trouvé que je savais faire passablement un Dulaurens.-Tome III.

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bonnet, et que j'étais digne d'être reçu maître bonnetier, si j'avais le moyen de donner huit cents francs au corps de métier.

Je n'avais point huit cents francs; mais je faisais l'amour à une fille qui avait précisément cette somme : j'épousai donc cette fille; je courus porter sa dot aux jurés du corps, et je me mis à faire des * bonnets.

J'aurais vraisemblablement gagné ma vie à ce métier; mais la capitation, la gabelle, Industrie et mille autres impôts dont l'on est accablé en France, emportaient un quart de mon gain; les procès du corps en absorbaient un autre quart; ma femme buvait la moitié du reste; de sorte que j'étais heureux si au bout de l'année, je n'avais point été deux ou trois mois en prison pour mes dettes, et si je n'avais point été réduit à jeûner autant de temps chez moi.

Au bout de trois ans, ma femme vint à mourir. Tout pauvre que j'étais, j'en trouvai une autre qui m'apporta trois cents écus comptant, et environ la même somme en prétention. Six mois après, cette prétention que je ne pouvais avoir sans procès, avait absorbé les trois cents écus, et je me trouvai aussi misérable qu'auparavant. Pour surcroît de malheurs, ma femme devint dévote, acariâtre, pie-grièche, et finit par s'enfuir avec le prêtre qui la dirigeait. Enfin je tombai malade; comme je n'avais rien, l'on me transporta à l'hôpital, et l'on envoya mes enfants mendier. Je serais vraisemblablement mort

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