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mon libérateur ce qui m'était arrivé à Grenade; ce récit le toucha; mais celui de ce que j'avais vu dans le souterrain lui fit dresser les cheveux.

Lorsque j'eus fini ce récit, je lui dis que mon premier dessein était de revenir en France; mais que mes dernières aventures m'avaient fait concevoir une telle aversion pour les pays où le catholicisme était la religion dominante, que j'avais juré de n'y remettre jamais le pied.

Le capitaine approuva ma résolution, et me demanda en même temps dans quel pays j'avais dessein de me fixer dorénavant. Dans votre pays, lui répondis-je; dans ce pays opulent et heureux, où l'on dit que la liberté règne autant qu'il est possible qu'elle règne parmi une nation policée; dans ce pays où tout particulier possède paisiblemnt ce qu'il

; où un homme raisonnable peut dire ce qu'il pense; où un chacun peut aller au ciel par le chemin qu'il lui plaît.

L'opulence et la liberté ne sont point si grandes dans mon pays que vous le croyez, reprit le capitaine. Une nation qui a plus de douze cent millions d'écus de dettes (1); qui se plaint sans cesse que ses ressources sont épuisées ; à qui l'étendue de ses domaines coûte des sommes immenses, en la dépeuplant tous les jours; chez qui les artisans s'attroupent trois ou quatre fois l'an, en criant, du travail

(1) C'est-à-dire, plus de 150 millions de livres sterlings.

ou du pain! une telle nation n'est point riche. Une nation qui s'écrase elle-même par ses propres forces; que des divisions intestines déchirent continuellement; chez qui les suffrages des citoyens sont à l'enchère; chez qui l'on ne voit que des édits de réforme ou d'amélioration, et tout aller de mal en pis; une telle nation n'est point heureuse.

Une nation chez qui une vérité très-indifférente dans un temps, devient dans un autre la cause de mille procédés tyranniques contre son auteur, celle de la perte de ses biens, de sa liberté, de sa vie même; chez qui les événements ordinaires, et qui ne dépendent point de nous, sont punis de mort, etc; une telle nation n'est point libre.

L'opulence, la liberté, le bonheur de ma chère nation, ne sont donc que des êtres chimériques, dont mes compatriotes se glorifient à tort. Cette liberté, surtout, qu'ils font sonner si haut, n'est qu'une espèce d'ivresse frénétique qui les agite et les tourmente; ce n'est qu'un vain fantôme dont la tyrannie est aux yeux d'un homme qui pense, souvent plus réelle et plus dure que celle du despote le plus absolu.

Quant à la liberté de conscience que vous prétendez régner dans ma patrie, je vous dirai qu'il en est là comme ailleurs. La religion dominante y domine; c'est tout dire. Quant aux autres, indépendamment des petites vexations, et du mépris que l'on y essuie de la part de ceux qui sont à la tête

du parti le plus fort, ceux qui en font profession sont comme dans tous les pays : leurs prêtres ou leurs ministres sont vains, hypocrites, tracassiers, turbulents, opiniâtres, absolus et vindicatifs; l'ignorance et l'imposture y tracent le sentier que la multitude doit tenir; les préjugés la guident et l'autorité l'entraîne. En un mot, quant à ce qui regarde la religion, l'homme est chez nous, comme partout ailleurs, le plus sot, ou le plus furieux de tous les animaux ; ou si vous l'aimez mieux, il est le jouet des passions de ceux qui le guident. Bridé par la superstition (1), épouvanté de l'avenir (2), il rampe, en tremblant, aux pieds de ceux qui le sauvent ou le damnent à leur gré: c'est un dogue enchaîné qui se laisse battre ou flatter par son maître, et qui ne connaît sa force et son courage que pour s'élancer avec furie sur ceux contre lesquels il est lâché (3).

(1) Nulla res multitudinem efficaciùs regit quàm superstitio. TIT. LIV., de Numa,lib. 1.

(2) Faciunt animos humiles formidine Divûm, Depressosque premunt ad terram...

(3)

LUCRET., de Rer. Nat.

Tel est l'art de régir les crédules humains,

Qui, fermes dans le pli que leur donnent nos mains,
Aveugles instruments de celui qui les guide,

Avec un esprit faible, ont un cœur intrépide;
Qu'au nom de la patrie on rend séditieux ;

Qu'on mène au sacrilége avec le nom des Dieux.
ZELMIRE., Trag. de M. de Belloy.

Jugez, par cette esquisse, continua le capitaine, si ma chère nation a lieu de se glorifier de ses avantages et de ses prérogatives, et de mépriser souverainement tous ceux que le hasard a fait naître ailleurs que chez elle. Cependant, si vous vous déterminez à vous fixer à Londres, ou dans quelqu'autre ville d'Angleterre, vous pouvez compter sur tous les services qui dépendront de moi.

Je remerciai le capitaine, et lui dis qu'il fallait bien que je me fixasse quelque part; que puisque ma destinée était de vivre parmi les hommes, et qu'ils étaient partout plus ou moins faibles, sots et méchants, je devais bien me résoudre à les supporter tels qu'ils étaient; mais que j'aimerais mieux mourir que de demeurer dans un pays où l'on faisait des Auto-da-Fé.

CHAPITRE IV.

Suite de mes aventures.

LORSQUE nous fûmes arrivés à Londres, le capitaine Anglais me força d'accepter quelques guinées, et me réitéra ses offres de service : je le remercia mille fois de sa générosité, et nous nous quittâmes.

Après que j'eus trouvé un logement, mon premier soin fut de donner de mes nouvelles au médecin; mais comme je craignais que ma lettre ne fût interceptée, je n'osai y faire mention de la tendre et sincère reconnaissance dont j'étais pénétré à son égard. Je lui écrivis comme un parent, qui serait charmé d'apprendre de ses nouvelles, et rien de plus : il lui suffisait de savoir que j'étais en lieu de sûreté; il n'avait pas besoin que je lui exprimasse les sentiments de mon cœur, après le service qu'il m'avait rendu; il me connaissait assez pour en juger.

Il me tarda long-temps d'apprendre si ma lettre était arrivée à bon port; et encore plus, de savoir si la générosité de mon ami ne lui avait point été funeste. Enfin, je reçus de ses nouvelles. Il m'exprimait la joie extrême qu'il ressentait de me voir hors des mains de mes ennemis. Il m'apprenait que

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