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soi-disant augmentée de quelques notes, qui n'ont pas le sens commun, ou d'une mauvaise table, griffonnée par quelque chétif auteur qu'ils ne manquent point d'avoir à leurs ordres : ou ils l'enrichiront de quelques mauvaises figures, gravées par quelques apprentis de Paris, par quelque graveur de Hollande, ou par tel autre original du calibre de l'habile homme qui égratigne les planches des Journaux anglais. Enfin, si je voulais faire une énumération de toutes les subtilités de ces messieurs là, il y aurait de quoi faire un livre aussi gros que celui qui contient les tours de maître Gonin; et je ferais voir à toute la terre que les procureurs portent à tort le titre de premiers fripons de l'univers (1).

Mais tels que soient les libraires, continua le Compère, je ne laisserai point de me servir de leur ministère pour publier mon ouvrage, ainsi que Dieu, si l'on en croit la Légende, s'est servi quelquefois du ministère du diable pour publier la vérité.

Je ne répliquai rien. Le Compère était homme à continuer sa litanie jusqu'au lendemain. Je me contentai de porter tel jugement que je trouvai à propos sur ce qu'il venait de me dire, et de rendre justice au fond de mon ame au peu de libraires honnêtes gens que j'avais connus dans le cours de mes voyages.

(1) Tout cela est vrai à la lettre.

CHAPITRE XXIX.

Événement funeste.

TROIS mois après notre arrivée à Paris, le livre de mon cher Compère parut. Les idiots reçurent cet ouvrage avec avidité, parce qu'il les faisait rire ; mais les connaisseurs découvrirent bientôt le venin qu'il contenait, et l'apprécièrent à sa valeur ; tellement que le bruit qu'il fit flatta infiniment l'amourpropre de son auteur; car il aimait que ses ouvrages fissent du bruit. Mais la joie du pauvre Compère fut troublée par une maladie, qui l'attaqua un soir au sortir de table.

Le Révérendissime Père Jean, en sa qualité de médecin, ordonna d'abord quelques remèdes qui parurent faire un très-bon effet. Mais le lendemain, le mal du Compère redoubla de façon, que son cher oncle trouva à propos de faire venir deux autres médecins, pour consulter ensemble sur la nature et l'état de cette maladie. La consultation finie, ces messieurs convinrent du traitement, et du régime que le malade devrait observer, et Père Jean se chargea de la cure.

Quelques soins que le Révérendissime se donnât,

il ne put arrêter le progrès du mal de mon cher Compère. En trois jours de temps, il se trouva dans un tel état, que l'on désespéra de sa vie. Vitulos fut donc rechercher les mêmes médecins : il se tint une nouvelle consultation; l'on y conclut qu'il fallait que le malade partît, et Père Jean se chargea de lui annoncer la nouvelle.

Lorsque ces messieurs furent sortis, le Révérend s'approcha du lit de son neveu, et lui dit tout uniment que quand Hippocrate, Galien et Boërhaave reviendraient sur la terre, ils ne pourraient lui sauver la vie. Tout ce que je te recommande, continuat-il, c'est de ne point faire ici le sot: il s'agit de mourir avec cette tranquillité d'ame, avec cette fermeté d'esprit, dont je t'ai donné l'exemple dans les prisons de Londres, d'où je ne croyais sortir que pour aller faire un saut sur rien.

Tu t'es plaint, toute ta vie, du mal qu'il y a dans le monde : or, ce mal ne va être plus rien pour toi; tu ne vas être plus rien toi-même. Nec quisquam expergitus extat, dit Lucrèce, frigida quem semel est vitæ pausa secuta (1). Platon (2), Cicéron (3),

(1) « Celui-là qui est une fois endormi du sommeil de la mort, ne se réveille jamais. » De la nature des choses, liv. ш. (2) Voyez ses œuvres, édit. de Serranus.

(3) « Quid illi Mors attulit? nisi forte ineptiis ac fabulis ducimur, existimemus illum apud inferos, impiorum supplicia perferre, ac plures illic offendisse putes inimicos, quam hic reliquisse. Quod tandem illi eripuit mors, præter sensum doloris ?» Orat., pag. 1277. Dulaurens.-Tome III.

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Sénèque (1) ont dit la même chose; je te le répète; meurs donc d'une mort digne de toi.

Lorsque Père Jean eut fini son compliment, il nous dit de donner à son neveu tout ce qu'il désirerait, et s'en alla au cabaret.

Le Révérendissime étant parti, je m'approchai du lit du Compère, et je le trouvai comme pétrifié par

(1) Voyez le tom. II, pag. 168.

Voilà, dit Hénault, d'après Sénèque le Tragique, Troad., act. II.

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Qui meut tous les ressorts de la machine humaine.
Tout meurt en nous quand nous mourons :
La mort ne laisse rien, et n'est rien (*) elle-même ;
Du peu de temps que nous durons

Ce n'est que le moment extrême.

Je me mets au-dessus de cette erreur commune :
On meurt, et sans ressource, et sans réserve aucune.
S'il est après ma mort quelque reste de moi,

Ce reste, un peu plus tard, suivra la même loi,
Fera place à son tour à de nouvelles choses,

Et se replongera dans le sein de ses causes.

Id., alibi, passim. Madame Deshoulières, qui était l'amie et le disciple de Hénault,

(*) Post mortem nihil est; ipsaque mors nikil.

la nouvelle qu'il venait d'apprendre. Il gisait immobile; la rougeur que la fièvre lui occasionait, avait fait place à une pâleur mortelle; ses yeux étaient fermés... Il ne les ouvrit enfin, que pour jeter un regard vers le ciel, en s'écriant :

Affreuse image du trépas,

Qu'un triste honneur m'avait fardée !
Surprenantes horreurs ! épouvantable idée,
Qui tantôt ne m'ébranliez pas !

Que l'on vous connaît mal quand on vous envisage,
Avec un peu d'éloignement,

donne assez à connaître, par les vers suivants, que sa façon de penser sur la mort, n'était point éloignée de celle de son maître.

Courez, ruisseau, courez, fuyez et reportez

Vos ondes dans le sein des mers d'ou vous sortez;

Tandis

que pour remplir la dure destinée

Où nous sommes assujettis,

Nous irons reporter la vie infortunée,

Que le hasard nous a donnée,

Dans le sein du néant d'où nous sommes sortis.

Idil. II.

Il n'y a poète moderne, un peu distingué, qui ne se soit mêlé de rimer sur cette matière. Comme il serait trop long de les citer je me contenterai de rapporter un passage de l'épître que le philosophe de Sans-Souci, adresse au maréchal Keith. Le voici : >>

tous

Ennemis irrités, armez votre vengeance;

Le trépas me défend contre votre insolence;

Grand Dieu! votre courroux devient même impuissant,
Et votre foudre en vain frappe mon monument;

La mort met à vos coups un éternel obstacle.

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